Élever pour être élevées ?

« Quand les bêtes sont heureuses, on l’est aussi »

Charline, Hélène et Clémence sont éleveuses. Passionnées par leur métier, elles travaillent ensemble dans une ferme de Haute-Vienne. Qu’il s’agisse de vaches, de chèvres ou de cochons, elles rappellent ici que l’élevage peut aussi passer par une attention constante au bien-être de l’animal. Et que les relations tissées avec des bêtes vouées à « nous nourrir  » sont parfois plus complexes qu’on pourrait le penser. Rencontre.
Illustration de Vincent Croguennec

Pour un foutu urbain comme moi, la Tournerie est un genre de miracle. Au sein de cette ferme collective posée dans un coin paumé de Haute-Vienne, ils sont en effet une douzaine de jeunes motivé·es à pratiquer depuis environ cinq ans une agriculture à taille humaine et militante. Loin de l’industriel et de l’exploitation. Loin de la solitude et de la dépression. Loin des pesticides et du gigantisme.

Sur 80 hectares de terrain, certain·es font du maraîchage, d’autres du pain ou de la bière1. Sur place, il y a aussi des vaches et des bœufs, ainsi que des chèvres et des cochons – chaque cheptel étant d’environ 50 têtes. Elles sont surtout trois à s’occuper de ces bêtes. Il y a Charline, qui se partage entre vaches et maraîchage. Hélène qui oscille entre vaches et chèvres. Et Clémence qui est en charge des cochons. Des expériences forcément différentes, ne serait-ce que par les caractéristiques de chaque activité – les porcs et les bœufs sont élevés pour leur viande, les chèvres et les vaches d’abord pour leur lait –, mais liées par une volonté commune d’offrir aux bêtes une vie heureuse, malgré l’épée de Damoclès de l’abattoir.

Quand je leur ai proposé de mener une périlleuse discussion collective autour de leurs rapports aux bêtes, elles ont toutes trois accepté de se prêter au jeu. Sans doute parce qu’elles estiment que l’on peut tout à fait concilier la défense d’un mode de vie soutenable et respectueux de la nature avec le recours à l’élevage et à ce qu’il implique – l’abattage final. Cela ne veut pas dire qu’elles ne s’interrogent pas ou parlent d’une même voix. Simplement : ce quotidien qu’elles partagent avec leurs bêtes, elles ne le voient pas sous l’angle d’une prédation, mais d’une relation partagée.

La parole est aux éleveuses.

***

Un contrat à honorer

Charline : Cette envie de bosser avec des bêtes vient de mon enfance. Mes parents travaillaient avec des chevaux et la relation à l’animal est rapidement devenue ma passion. À tel point qu’au moment où la question de l’agriculture s’est posée, l’élevage m’a semblé être une évidence. Et si aujourd’hui j’ai parfois des doutes sur le système dans lequel on s’inscrit et sur notre utilité politique, je ne voudrais pas faire autre chose que passer mes journées en compagnie de mes bêtes.

Avant tout, je considère qu’il y a un deal passé avec elles. Elles nous offrent de la viande et du lait, tandis qu’en retour on leur donne nourriture et protection. C’est pour ça que j’ai très mal vécu la mort accidentelle d’un veau il y a peu. Ce n’était pas de notre faute, mais je me suis dit sur le moment que nous n’avions pas honoré notre part du contrat. Un sentiment d’autant plus terrible qu’on pense tout le temps à cette responsabilité. On veut que les bêtes soient bien nourries, en troupeaux, dehors le plus souvent possible. Et on considère qu’on travaille avec elles, ensemble. Un seul moment nous échappe pour l’instant, celui de l’abattoir.

Clémence : Moi aussi je porte une attention extrême à la santé et au bonheur de mes cochons. Je veux qu’ils vivent dans le confort. Sachant qu’il y a de nombreuses similitudes entre un cochon et un sanglier, je fais en sorte qu’ils connaissent au maximum ce qu’ont ces derniers dans la nature : qu’ils puissent avoir accès à l’herbe, gratter le sol, se bauger dans la boue.

Jusqu’à la fin, il y a ce sentiment de responsabilité qui est omniprésent. Au point que leur santé m’importe encore au moment où ils sont chargés dans la remorque en direction de l’abattage. Un jour, l’un d’eux s’est blessé lors de cette étape et ça m’a vraiment bouleversée. Notre rôle, c’est de faire le maximum pour qu’ils soient bien jusqu’au bout.

Et quand les bêtes sont heureuses, alors on l’est aussi. Avec des moments de joie fabuleux. Je n’échangerais pour rien au monde ces instants où, après avoir bossé sur des clôtures, j’ouvre la porte aux cochons qui découvrent leur nouvel espace et sont tellement contents qu’ils font des pirouettes dans tous les sens.

Hélène : Je ressens la même chose quand on change les chèvres de pâture.

Charline : Ou quand il y a un veau qui naît et que toutes les autres vaches arrivent en courant…

Illustration de Vincent Croguennec

Hélène : Tout ça pour dire que si les végans 2 se focalisent sur la question de l’abattage et de la mort, ce n’est qu’une infime partie du temps passé avec les bêtes. Au quotidien, c’est à la fois une implication énorme et une joie répétée. Avec des préoccupations récurrentes : comment on gère la reproduction, l’alimentation et l’espace de vie ; comment on s’occupe des petits ; comment on vit des choses ensemble. Une chose est sûre : le rapport aux bêtes est très complexe, traversé par ce qu’on vit chacun dans nos vies, nos sensibilités et les bêtes en question. Cela passe par divers canaux, qui vont de l’odeur à tes souvenirs d’enfance. Clém’ n’a pas les mêmes relations à ses cochons, que Cha’ aux vaches ou moi aux chèvres.

Ces bêtes qui t’élèvent

Charline : Ce qui est sûr, c’est que cette relation a des effets sur toi. D’autant qu’avec les bêtes, tu ne contrôles pas tout. Si tu veux changer les chèvres de pâture mais qu’elles ne veulent pas, eh bien c’est comme ça – tu t’en vas et tu reviens plus tard. Pour moi qui ai d’abord connu la relation à l’animal avec des chevaux, c’était inimaginable avant. J’étais influencée par ce côté dressage et la recherche de fusion qui l’accompagne. Mais avec les vaches, ça ne fonctionne pas comme ça. Et c’est encore pire avec les chèvres, parce que tu n’as pas de prise : un troupeau c’est un fluide, qu’il faut apprendre à laisser couler.

Hélène : Oui, ce métier t’apprend qu’avec les animaux ça ne se passe jamais comme tu l’avais imaginé. Et qu’il faut lâcher l’affaire par moments. C’est une relation qui demande donc de se bousculer. Depuis que j’ai commencé l’élevage, beaucoup de mes a priori ont changé. On évolue au contact des bêtes, ce qui est bon signe. Et puis je me suis toujours dit que je ne me lèverai jamais pour autre chose que cette relation à l’animal. Depuis que je suis plongée dedans, j’arrive à sauter du lit avec joie. Par contre, le jour où ça disparaît, je ne me lève plus...

Charline : Elles t’ont bien élevée, tes bêtes…

(Rires)

Hélène : C’est clair. Et j’aime bien changer la focale de cette manière. Voir que les chèvres m’ont d’une certaine manière éduquée. Par exemple, si on avait le choix, je ne les changerais pas de parc aussi souvent. Sauf qu’elles le demandent. Je ne suis pas qu’éleveuse, je suis élevée.

Charline : J’aurais tendance à dire que ce n’est pas le cas avec les vaches, parce qu’elles sont moins futées. Mais à bien y réfléchir, il y a souvent des combats psychologiques avec elles, toujours perdus. Par exemple quand je les mets dans une parcelle où il n’y a plus rien à bouffer, qu’elles me meuglent dessus et finissent par obtenir gain de cause : je les déplace. Elles savent que c’est ma part du deal que de respecter leurs décisions. Sachant que ce contrat vient de loin. Il découle du fait qu’elles ont accepté de se faire domestiquer. Si un animal est domestiqué, c’est qu’il y a trouvé son intérêt – il y a plein d’espèces qui ne l’ont jamais été.

Clémence : Quand je vous écoute parler de votre rapport aux bêtes, je me rends compte que je ne suis pas dans la même situation. Oui, les cochons m’offrent du bonheur et je veux leur bonheur. Mais je ne m’autorise pas de relations privilégiées. Sans doute parce que mes bêtes à moi, je ne les fréquente généralement pas plus d’un an grand maximum. Quand j’entame une relation avec des cochons, je sais que c’est pour les tuer, pour faire de la viande. Vous, c’est avant tout pour faire de la reproduction et du lait. On ne part pas du même postulat.

Dans ces conditions, s’attacher c’est trop dur. Par exemple, il y a en ce moment un jeune à qui je dois faire des piqûres parce qu’il est malade. Sauf que, pour les lui faire, je dois l’amadouer avec des fromages ratés de la fromagerie. Ça marche très bien, ça me permet de lui faire les piqûres en douceur. Le problème : il est en train de s’habituer à ce traitement de faveur. Et quand je donne à manger à tout le monde, il arrive comme un dératé et me regarde droit dans les yeux avec toute l’envie du monde, attendant le supplément... C’est hyper dur de lui refuser. Mais si je ne le fais pas, je pense que jamais je ne serai capable de l’emmener à l’abattoir. D’où une idée que j’ai en tête, à l’avenir : élever un cochon truffier. Là, je pourrai me permettre cette relation particulière sur la longueur.

Illustration de Vincent Croguennec

Hélène : C’est marrant parce que moi, en chèvres et en vaches, je ne me dis jamais « Faut que j’arrête, sinon je l’emmène pas à l’abattoir ». Se focaliser sur la fin, c’est être dans une optique de consommation. Ça oblitère tout le reste. Je me concentre justement sur les moments de partage. Par exemple, il y a un troupeau de vaches et de bœufs qui ne vivent pas à la ferme, mais en extérieur. On va les voir une fois par jour environ et c’est toujours un plaisir. Parce que pour elles, on est toujours une bonne nouvelle : soit on les change de pré, soit on leur apporte du foin. On a créé une relation.

L’abattoir : ce qui « échappe »

Clémence : Ce n’est pas un plaisir pour moi d’aller à l’abattoir, mais ce n’est pas non plus un traumatisme. Sans doute parce que petite déjà j’avais l’habitude : mes parents ramenaient des demi-cochons qu’on emballait dans la cuisine. En revanche, je ne supporte pas de me dire qu’on ne maîtrise pas certaines choses. Quand le boucher me dit qu’il y a un gros bleu dont j’ignorais l’existence sur la peau d’une bête, je le vis mal : sachant tout de mes bêtes, je peux dire que ce n’était pas là avant l’abattoir. Et ça implique qu’il y a cette partie qui m’a échappé. Car oui, cette étape nous échappe.

C’est pour ça que quand Jocelyne Porcher parle de développer l’abattoir sur place 3, ça me parle. Ici, on réfléchit à des solutions de ce genre, comme les caissons d’abattage mobiles, avec plusieurs éleveurs qui se regrouperaient. L’idée : l’animal est abattu chez toi, si bien que tu maîtrises tout le cycle. Cela forme un tout pour moi : élever chaque bête avec amour, mais aussi l’amener à l’abattoir, porter sa carcasse dans tes bras, la mettre dans un caisson, la découper. Pendant un an, je l’ai nourri, j’ai pris soin d’elle, etc. C’est une manière d’assumer, de donner de la valeur aux choses. Comme disait ma mère : « Au moins, elle n’est pas morte pour rien... » De la même manière que si quelqu’un ne finit pas sa viande à table je trouve ça hyper choquant.

Charline : Oui, c’est une question de respect. Je me souviens du jour où il y a eu une coupure de courant d’un congélo dans lequel il y avait de la viande. J’étais bouleversée, parce que je savais très bien quelle vache était concernée. Et j’étais là à me dire « Putain, je chiale devant un bout de viande, c’est trop con ». Mais il faut vivre tout le processus pour comprendre la valeur de ce qui est tissé.

Illustration de Vincent Croguennec

Clémence : Il faut aussi dire que cela s’inscrit dans un cycle. Ce n’est pas que l’animal, mais les céréales que tu fais pousser pour le nourrir, la vie ensemble. C’est le bout de la chaîne.

Charline : Et malgré tout, la relation est tellement complexe qu’il y a des moments où tu as de gros doutes – ça brasse. Aussi parce qu’on ne nous a pas transmis dans notre enfance ces questions de rapport à la mort, à l’abattage, à la santé défaillante. Du coup on apprend sur le tas. Et parfois c’est rude. Tu charges un bœuf dans la bétaillère, il résiste, il pleut, et c’est pour l’envoyer à l’abattoir, alors tu te dis « Mais merde, c’est quoi ma vie  ? »

Clémence : Tant que tu n’as pas vécu ce genre de moments, tu ne peux pas savoir. Et peut-être qu’un jour je ne pourrai plus emmener de cochons à l’abattoir. C’est arrivé à une amie éleveuse de vaches allaitantes qui formulait les choses ainsi : « Ça m’est tombé dessus un jour, j’arrivais plus à les emmener. »

Hélène : Personnellement, je ne change pas de regard à l’abattoir. Du coup je vis ce moment hyper mal. Et je pense qu’on ne respecte pas le contrat en les amenant dans ces abattoirs conventionnels. Mais il ne faut pas ramener toute notre activité à ça. Le reste du contrat est respecté.

Charline : Justement, c’est bien sûr paradoxal, mais je me dis parfois que ce moment est encore pire pour nos bêtes à nous. Parce qu’elles ont eu une bonne vie, ont vécu dehors des années. Et voilà qu’on les met dans une boîte, puis dans une autre boîte, et forcément elles sont en panique totale.

Illustration de Vincent Croguennec

Si on abattait à la ferme, je pense qu’il y aurait plein de trucs qui se lèveraient. J’aurais moins la boule au bide. Là c’est tellement opaque – tu ne vois pas mais tu devines. Plus que de me détacher de l’acte de mise à mort, je veux m’en rapprocher. Pour la cohérence.

Hélène : Nous, éleveurs paysans, on milite pour un abattage plus respectueux des animaux mais c’est une réponse partielle au problème. La vraie solution serait de tout changer et qu’il n’y ait plus d’élevage industriel et donc plus d’abattage industriel. 

Questions de fond

Clémence : Tout ça s’inscrit dans notre démarche globale. Si on la porte avec des structures classiques, comme la Confédération paysanne, on essaye aussi de se réapproprier localement tout ce qui est possible. Par exemple, je suis très investie dans la Cuma (Coopérative d’utilisation du matériel agricole) du coin, un local ouvert à tous les agriculteurs souhaitant adhérer. Ce n’est pas un lieu anodin : il permet de se réapproprier le matos, de le partager. Moi je l’utilise pour les découpes de viande. Et comme ça, tu es maître de ton produit du début à la fin. Cette manière de s’engager, très locale, t’amène à connaître les agriculteurs voisins, à partager des savoirs.

Hélène : Tu parlais de la Conf’, et ça me rappelle qu’il y a un moment j’étais plus militante. Sauf qu’en ce moment, je me pose tellement de questions sur l’élevage en général que je ne sais plus trop quoi penser. Et ça me renvoie aux débats initiés par les végans. Au début, quand ils ont commencé à davantage faire parler d’eux dans notre coin, je l’ai hyper mal pris, d’autant que c’était présent dans notre sphère proche. Et j’avais envie de leur dire qu’ils parlaient de ce qu’ils ne connaissaient pas, que c’était une réaction de personne urbaine, coupée des réalités. Je voulais leur expliquer le rapport tissé avec les bêtes. Mais aujourd’hui, je me dis parfois que, sur le fond, ils n’ont pas tort : c’est vrai qu’on fait n’importe quoi avec les animaux sur terre.

Charline : C’est sûr que ces questions du véganisme et de l’antispécisme nous poussent à nous interroger. Oui, c’est le bon sujet, le bon combat, et ils font avancer des trucs. Pour moi, le simple végétarisme est absurde : si tu manges du fromage, forcément tu es dans ce système. Si t’as du lait, t’as des morts. Donc en un sens, les végans ont raison. Mais dans le même temps, ils n’ont pas les bonnes solutions.

Clémence : Sur ce point, je ne suis pas d’accord. Pour moi certains de ces militants et militantes sont dangereux dans ce qu’ils portent. Leur volonté, c’est la fin de l’élevage. Et s’ils ne s’attaquent pas pour l’instant aux élevages paysans, ils ne pensent pas moins qu’on fait partie du problème – alors qu’on construit ici l’inverse de l’agriculture industrielle. Sachant que leurs alternatives, au fond, c’est l’agroalimentaire et la chimie 4.

Hélène : C’est une histoire de trajectoires, aussi. Mais je crois que je les comprends. Si je vivais en ville, je pense que je serais végan. Il faut vivre ce rapport à l’animal, pour comprendre que l’élevage, ce n’est pas forcément de l’exploitation. On travaille ensemble, on tisse des liens.

Clémence : Pour moi, ce qui a créé les végans, c’est l’industrie. Avant, les gens savaient ce que c’était de manger de la viande, parce que les animaux étaient tués devant eux. Puis on a planqué tout ça. Aujourd’hui, on te fout un steak bizarre dans ton assiette, tu ne sais plus ce que c’est. Et quand t’en prends conscience, tu trouves ça horrible.

Charline : On a tout éloigné, distancié. Et ce qu’on essaye de faire à la Tournerie, c’est justement l’inverse : reprendre la main sur notre environnement et notre alimentation.

Propos recueillis par Émilien Bernard

Cet article fait partie de notre dossier « Demain les bêtes ! », publié dans le numéro 198 de CQFD.


1 Tous les produits sont bio et vendus au magasin de la ferme.

2  Qui excluent tout produit animal de leur alimentation.

3 La sociologue Jocelyne Porcher a fondé le collectif Quand l’abattoir vient à la ferme, en 2015. Dans ses ouvrages, notamment Vivre avec les animaux. Une utopie pour le XXIe siècle (La Découverte, 2014), elle développe un plaidoyer pour un élevage rompant avec les logiques industrielles.

4 Référence à un sujet qui fait débat : l’éventuelle généralisation du recours à des aliments non carnés mais fabriqués dans des conditions industrielles désastreuses.

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1 commentaire
  • 19 mai 2021, 09:24

    Des tortionnaires ouais.

    L’élevage est une saloperie.

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