« Putain d’usine qui ferme »

par Efix

C’est assez particulier de venir travailler dans une usine en fin de vie. Vous allez me dire : « Ça fait cinq ans que Levaray écrit sa chronique dans CQFD, ça fait cinq ans qu’il nous dit que ça va fermer. » En fait, il y a même dix ans que nous, les prolos de l’usine, pensons qu’elle va fermer. Depuis la catastrophe de Toulouse1. Reste que, de plan de restructuration en plan de « sauvegarde de l’emploi », l’usine est encore là. Avec moins de salariés (nous ne sommes plus que 330), moins d’ateliers et, par conséquent, moins de pollution.

En 2010, l’usine n’a tourné que l’équivalent de deux mois. Et ce n’est pas à cause de la crise ni d’un marché en baisse : les agriculteurs céréaliers demandent toujours plus d’engrais pour des terres devenues stériles suite aux abus… d’engrais ! Les cours des céréales ont encore grimpé, à cause de la crise de ce secteur dans l’ex-Union soviétique, et la demande en azote a donc été très élevée. Mais. D’un côté l’usine possède du matériel vieillissant : demandez à une voiture âgée de plus de 35 ans de rouler à 150 kilomètres par heure sur l’autoroute (oui, je sais, on n’a pas le droit) et elle ne fait pas de vieux os. C’est pareil pour des turbines, chaudières, compresseurs… De l’autre côté, les installations neuves ne fonctionnent pas bien non plus. Problème d’ingénierie ? De savoir-faire ? D’économie de bouts de chandelle ? Toujours est-il qu’il y a un manque de fiabilité sur les nouveaux ateliers, et la direction passe presque plus de temps à porter plainte contre les constructeurs (indiens ou tchèques) qu’à autre chose. Sur l’autre site du groupe, les collègues essaient depuis trois ans, et sans résultat, de démarrer un atelier neuf !

Pour nous, la déconfiture de l’usine ne change rien ou presque : on bosse autant, sinon plus. Il faut toujours courir. Pour essayer de démarrer les machines, et surtout pour les arrêter en catastrophe, avant que ça ne prenne des proportions dangereuses (incendies, voire explosion de l’usine). Vous imaginez le stress, la fatigue et même la peur qui règnent chez les ouvriers. Les fabricants qui sont aux premières loges, mais aussi les collègues de la maintenance qui doivent réparer dans l’urgence, les sous-traitants qui doivent faire des tas d’heures sup.

Tout le monde en a marre. Surtout quand il faut travailler dans la crainte qu’un autre secteur de l’atelier ne se mette en banane. Ajoutez à cela que moins l’usine fonctionne, plus la hiérarchie est pesante, tentant de faire régner une discipline plus dure à vivre encore (remises en causes des primes, du temps de travail, des roulements). En la matière, la direction générale n’y va pas de main morte avec un staff qu’on dirait sorti de la légion, méprisant le prolo et le syndicaliste. Les discours tenus sont : « C’était plus simple de travailler à l’étranger, même avec des Arabes », « De toute façon, il y a trop de salariés dans le groupe ». Le PDG, en visite à l’usine, est allé jusqu’à me dire en aparté : « J’ai le titre pour votre prochain bouquin : Putain d’usine qui ferme » (Hé non, ça ne sera pas ça.) Voyez le genre.

Officiellement les unités doivent fonctionner toute l’année 2011 sans arrêt, sinon on ferme. Il y aurait même un sursis jusqu’à la mi-2012 car « l’actionnaire principal » ne voudrait pas passer à côté d’un marché aussi juteux. En même temps, la direction locale a plein de projets de modernisation d’ateliers ou de restructuration pour motiver les cadres qui ont plutôt tendance à se sauver (les rats quittent le navire). Le dernier projet en date serait de transformer le site en immense entrepôt d’engrais. Ce qui aurait l’avantage pour nos patrons de réduire les risques liés aux fabrications, d’être toujours sur le marché en vendant des engrais venus d’ailleurs, d’avoir beaucoup moins de salariés à gérer, de moins devoir dépolluer le site et, donc, de réaliser de substantielles économies. Le couperet se rapproche de nos têtes. Mais, vu la moyenne d’âge de l’usine, sa fermeture représenterait une libération attendue par beaucoup depuis des années. Reste ceux qui n’ont pas l’âge ou les jeunes qui se trouveraient dans la galère. Voilà comment commence l’année à l’usine.


1 L’explosion d’un stock de nitrate d’ammonium a détruit l’usine AZF de Toulouse le 21 septembre 2001. Jean-Pierre nous écrit depuis une boîte équivalente, dans la région de Rouen, Ndlr.

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Paru dans CQFD n°85 (janvier 2011)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Illustré par Efix

Mis en ligne le 03.02.2011