Une bonne ultragauche

« Pratiquer le débordement à large échelle »

À l’heure où le pouvoir voit l’ultragauche derrière tout ce qui le conteste un tant soit peu, entretien avec Serge Quadruppani qui vient de publier chez Divergences Une histoire personnelle de l’ultragauche.

Brrr, tremblez, chaumières, l’ultragauche est partout ! À tel point que Gérald Darmanin a récemment accusé La France insoumise de « prend[re] la pente de cette ultragauche des années 1970 ». Poilade. Quant au ministre délégué en charge des Comptes publics Gabriel Attal, il est formel : si les affidés du gouvernement ne peuvent plus foutre un pied dehors sans être assaillis de bruits de casseroles, c’est à cause de « militants syndicaux politiques d’ultragauche1 ». Face à ces déclarations d’une bêtise et d’une ignorance crasses, on a voulu causer du sujet avec un spécialiste, le militant et romancier Serge Quadruppani, qui vient de sortir une énergique et touchante Histoire personnelle de l’ultragauche (Divergences). Grand lutteur en catégorie vétérans, il continue à clamer fièrement : « J’en suis », rappelant « le plaisir de la surprise directement vécue, devant les capacités de rébellion collective ». Entretien.

Photo : Serge D’Ignazio

« Je ne pense pas que le terme ultragauche doive être abandonné à la police et aux éditocrates » écris-tu, appelant à opérer un « renversement du stigmate »…

« De Marchais et Pasqua à Darmanin et Macron, il y a un invariant dans le discours réactionnaire quand il s’agit de vitupérer contre les tenants d’une opposition réellement anticapitaliste, donc extraparlementaire : c’est l’ignorance absolue de la riche histoire révolutionnaire. Mais on sait bien que ces discours, uniquement tournés vers les effets médiatiques, ne visent pas à démontrer quoi que ce soit. Il s’agit juste d’agiter des épouvantails. Après les “woke”, les “amish” et autres “islamo-gauchistes”, le croquemitaine “ultragauche” est à l’honneur.

Face à ce piètre théâtre, il m’a semblé important de rappeler l’existence d’un courant révolutionnaire, né à l’orée du XXe siècle, dans la critique des tendances autoritaires présentes dès l’origine dans la IIIe Internationale à travers Lénine et les bolcheviks. Ancré aussi bien dans tout un pan peu connu de l’œuvre de Marx que dans la pratique des conseils ouvriers, ce courant, qui privilégie la spontanéité collective et les initiatives de la base contre les logiques de parti, a vu ses thèses largement validées par la rupture mondiale autour de 1968. Dans cette période, le courant en question s’est autodésigné – pas toujours mais souvent – sous le terme d’ultragauche pour se distinguer de ceux que les pouvoirs, gaullien et stalinien, appelaient des “gauchistes”. C’est-à-dire les léninistes du trotskisme et du maoïsme, qui n’avaient eu rien à voir avec l’esprit de 68, et aucune influence réelle sur son déclenchement. Je m’efforce de “renverser le stigmate” en montrant la richesse de réflexion et d’expériences que représente ce courant, que j’ai fréquenté à partir des années 1970. Des grands ancêtres : Socialisme ou Barbarie, Information et correspondances ouvrières, Internationale Situationniste, aux « communisateurs » d’aujourd’hui, les apports et les impasses de ces courants nous concernent encore aujourd’hui, dans leur confrontation avec d’autres courants comme l’anarchisme et l’opéraïsme italien, et aussi le féminisme et l’écologie radicale. »

Le pullulement des “sauvages”, les casserolades, les sabotages pratiqués par la base syndicale, tout cela manifeste une force prometteuse

Ton livre est parti à l’impression avant que le mouvement social ne passe à une phase plus dynamique. Tu y écrivais : « On a du mal à déchiffrer, pour l’heure, quel peut être l’avenir de ces sympathiques manifs familiales contre la retraite à 64 ans. » Tu as révisé ton jugement ?

« Tu oublies de citer la fin du paragraphe, où je note les réactions spontanées à l’usage du 49.3 : “Face à la défaite programmée, une partie significative du mouvement social qui avait délégué aux syndicats la tâcher de gérer les rapports avec le pouvoir, manifestera-t-elle assez de colère pour prendre ses affaires en main et introduire un bug dans la programmation ? À suivre.” Dès le début, j’avais écrit ailleurs que la seule manière d’ébranler la Macronie, comme l’ont montré les Gilets jaunes, c’est de pratiquer le débordement à large échelle. Déborder hors de l’encadrement syndical et des formes routinières de la contestation : le pullulement des “sauvages”, les casserolades, les sabotages pratiqués par la base syndicale, tout cela manifeste une force qui, quelle que soit l’issue de la querelle vitale des retraites, est prometteuse. »

Entre l’essor des Soulèvements de la terre et des cortèges urbains plus déterminés et inventifs, on a l’impression d’assister à un retour de certains outils de la contestation directe. L’ultragauche aurait-elle fait des petits ?

« L’influence réelle des théorisations de ce courant n’est pas mesurable, même si elle n’est sans doute pas tout à fait négligeable parmi les moins jeunes et les plus politisés dans les mouvements de ces dernières années. Mais peu importe : ce qui compte, c’est qu’une fois de plus, les pratiques spontanées et les réflexions à partir de ces pratiques valident la plupart des hypothèses portées par l’ultragauche. À savoir le rejet du parlementarisme et du syndicalisme intégré, l’autonomie des luttes comme préfiguration de la société à venir, la construction d’autres formes de vie comme principale arme de la révolution.

Reste, selon moi, à remettre en question un point faible de ces théorisations : la centralité d’une classe ouvrière largement fantasmée. S’il y a encore des ouvriers, et nombreux, il n’y a plus, s’il y a jamais eu, de classe dont la mission historique serait d’abolir toutes les classes. Les luttes ouvrières, pour amorcer le dépassement du capitalisme, doivent se joindre à celles de “la nature qui se défend”, du féminisme, de la lutte contre le post-colonialisme, etc. Il me semble que le principe unificateur de ces luttes est clair : c’est la remise en cause d’un rapport d’exploitation. »

Évoquant les années 1960 et leurs suites, tu écris : « Une communauté de signes et de sons s’était créée, une sorte de langage commun parlé aussi bien à Caen, à Lyon ou à Turin. » Tu vois des équivalents aujourd’hui ?

« Il me semble qu’un imaginaire commun s’est formé dans les luttes de territoire, du val de Suse aux ZAD, et avant dans les contre-sommets. Et récemment encore dans les cortèges de têtes et les slogans magnifiques écrits sur les murs. “Tout le monde déteste la police” est repris en français dans les manifs italiennes, “Siamo tutti antifascisti” dans les manifs françaises et “Le peuple veut la chute du régime” ou “Dégage”, venus des insurrections arabes, partout. À nous de faire prospérer tout ça. »

Le fanatisme de la pureté révolutionnaire est un alibi commode pour rester derrière son clavier

Tu évoques la récurrence d’une certaine « passion de l’impuissance » dans les rangs de l’ultra-gauche. « L’essentiel de l’effort de ces camarades consiste, quand il se passe quelque chose, à expliquer qu’en réalité il ne se passe pas grand-chose ». On l’a notamment vu avec les débuts des Gilets jaunes, souvent regardés de haut. C’est une maladie qui guette toujours les gauchistes les plus radicaux ?

« La radicalité est la maladie sénile des révolutionnaires. Elle fait bon ménage souvent avec une arrogance hors de propos dans un courant qui n’a jamais connu, au final, que l’expérience des échecs. Comme dit plus ou moins Beckett, il faut “rater, rater encore, rater mieux.” Le fanatisme de la pureté révolutionnaire est un alibi commode pour rester derrière son clavier. »

Ton livre rappelle les nombreuses défaites in fine des élans radicaux, mais reste plutôt plein d’enthousiasme, rappelant « le plaisir de la surprise, directement vécue, devant les capacités de rébellion collective ». Tu y crois toujours ?

« Il ne s’agit pas de croire ou de ne pas croire. Il s’agit de prendre parti pour la seule possibilité d’échapper à la fin effroyable ou (plus sûrement ) à l’effroi sans fin que nous promet le capitalisme industriel : son abolition par la création ici (sur toute la planète) et maintenant (un maintenant qui peut prendre des décennies) d’une société sans État et sans argent. »

Propos recueillis par Émilien Bernard

Oyez oyez, Serge discutera de son livre le 15 mai à la librairie EXC de Paris, le 2 juin à la Dar de Marseille et le 9 juin à la toulousaine Terra Nova – chaque fois à 19 h.

Une version abrégée de cet entretien a été publiée dans notre numéro 220 dans la cadre d’une double page consacrée au mouvement social de ce printemps 2023 :
Mars aux poubelles, avril aux casseroles

1 Le Figaro (25/04/2023).

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CQFD n°220 (mai 2023)

CQFD fête ses 20 ans d’existence ! Notre numéro 0 est en effet paru en avril 2003, notre numéro 1 le mois suivant… Un média indépendant qui tient deux décennies, qui plus est sur papier et toujours en kiosque, ce n’est pas si courant et on s’est dit que cela méritait d’être célébré ! Voici donc un numéro anniversaire (40 pages au lieu de 24 s’il vous plaît) avec un copieux dossier consacré à la vie trépidante du Chien rouge.
Mais on parle aussi de bien d’autres choses : depuis l’opération militaro-policière Wuambushu vue depuis Marseille (première ville comorienne du monde) à un entretien avec Lise Foisneau autour de son livre consacré aux Roms de Provence, des exploitées de la crevette au Maroc jusqu’aux victimes de crimes policiers au Sénégal en passant par les luttes pas toujours évidentes contre les barrages en Thaïlande... Et le mouvement social qui se poursuit encore et encore, évidemment ! On lâche rien !

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