Entretien avec Antoine Chopot

Pour une politique des soulèvements terrestres

Entretien avec Antoine Chopot, co-auteur de Nous ne sommes pas seuls ! Politique des soulèvements terrestres. Où il est question de cohabitation plutôt que de destruction – « L’humain n’a pas besoin d’être au centre et de dominer pour bien vivre  ».
Photo de Lise Lacombe

S’ils ne postulent pas tous la possibilité d’un effondrement, la plupart des ouvrages traitant d’écologie établissent un constat désespéré et se montrent timides, si ce n’est pessimistes, quant aux perspectives envisageables. Nous ne sommes pas seuls s’inscrit dans une approche clairement différente. Paru ce printemps aux éditions du Seuil1, il propose de réviser notre culture du vivant pour ouvrir nos pratiques politiques à d’autres alliés et ainsi nous extraire de nos impasses. On en parle avec Antoine Chopot, co-auteur de ce manifeste pour une insurrection adossée aux poils, aux plumes, aux écailles et aux feuilles.

Ton approche de l’écologie ne s’exempte pas de la question sociale. Comment concilies-tu les deux ?

« Les enseignements de l’éthologie, de l’écologie, de l’anthropologie contemporaines, ainsi que les combats autochtones, paysans, écoféministes et les mouvements pour une Terre habitable nous disent que l’humain n’a pas besoin d’être au centre et de dominer pour bien vivre. Il y a un monde vivant qu’il faut habiter en commun, avec d’autres êtres, d’autres besoins et points de vue que ceux des humains.

Le difficile enjeu est de trouver dans ce "tournant non-humain" une autre politique, qui n’efface pas les asymétries sociales entre humains. Il faut veiller à ce que la mise en avant de nos interdépendances avec la planète ne devienne pas une mode au service du renouvellement de l’économie et de son imaginaire. Cette célébration des liens avec les animaux, arbres, oiseaux, etc., doit pouvoir requalifier la politique elle-même, dans tout ce qu’elle a de créatif et de conflictuel, et nous aider à placer des obstacles réels sur la voie du ravage écologique.   

Il y a donc quelque chose qui me gêne profondément dans certaines critiques formulées par certains courants de la gauche anticapitaliste. Dès lors que l’on s’intéresserait aux plantes, aux arbres, aux oiseaux et à leur manière d’habiter, on se désintéresserait des rapports sociaux de domination entre humains. Avec Nous ne sommes pas seuls nous voulons montrer que l’on a tout à perdre en dressant les anticapitalistes contre ce qui peut permettre de renforcer les sensibilités à la Terre, et inversement. Car le capitalisme est justement une manière de mettre au travail les éléments, les énergies, et les socialités des autres vivants, pour le projet d’accumulation, de circulation et de domination mondiale du capital – et pas seulement les humains.

Il faut veiller à ce que la mise en avant de nos interdépendances avec la planète ne devienne pas une mode au service du renouvellement de l’économie et de son imaginaire.

Dès le colonialisme européen et le mouvement des enclosures, il y a eu appropriation à visée hégémonique de pans entiers des écosystèmes, du fait de leurs propriétés et capacités spécifiques de croissance, de rendement, de clonabilité, etc. Des milieux ont été remplacés pour créer une seconde nature profitable. La canne à sucre, le charbon, le pétrole, les atomes d’uranium ont été extraits ; les blés modernes, les vaches holstein, les OGM ont été mis au point ; sans oublier tous les espaces dits naturels qu’il faut mettre au travail pour engendrer des ordinateurs, des voitures, des immeubles, des data centers, etc. Tous ces éléments se trouvent enrôlés dans la visée de croissance infinie. Et sans eux il n’y aurait tout simplement pas (eu) de domination capitaliste.

Aujourd’hui, l’exploitation des précaires et sans papiers dans les serres du maraîchage industriel ne peut avoir lieu sans l’enrôlement de vivants "non-humains" dans la production d’une nourriture à bas coût. Sortir de cette écologie de la mise au travail, c’est alors nécessairement s’intéresser à nouveau aux vivants et aux collaborations, et se demander sérieusement, avec toutes les formes de savoirs disponibles, comment mieux cohabiter dans une autre organisation de l’activité commune. C’est donc apprendre à prendre le point de vue des abeilles, des sols et des champignons, comme il faut le faire avec celui des travailleur·euses. Apprendre à connaître précisément ce qu’ils subissent, ce qui les tuent, et ce vers quoi ils tendent comme autre vie, avec ou sans nous. »

Au nom de cette convergence d’intérêts, tu préconises des « alliances interspécifiques », contre un ennemi commun. Qu’entends-tu par là ?

« Humains et non-humains sont placés dans un continuum de conditions, celui de la mise au travail pour le capital. De là on peut penser et agir dans un seul et même cadre, celui des luttes multispécifiques, mêlant résistances et alliances politiques, associant différentes espèces, contre cet ennemi qui nous est commun – "nous" qui partageons cette condition d’être vivant sur une Terre mouvementée et violentée. Une alliance terrestre, cela consiste à amplifier les actions de résistances d’autres vivants pour composer avec eux un monde plus habitable, et à opposer des obstacles aux adversaires de cette habitabilité. »

Peux-tu nous donner des exemples d’une telle alliance ?

« Prenons en deux. Certaines plantes sauvages deviennent massivement résistantes aux herbicides et sabotent le rendement dans les champs d’OGM aux USA et en Amérique du Sud, entraînant des pertes de millions de dollars. En même temps des paysan·nes luttent pour sauver leurs pratiques et leurs champs contre les monocultures. Des activistes ont alors cherché à amplifier le pouvoir de nuisance des plantes résistantes, en collectant leurs graines et en confectionnant des " bombes à graines" pour disséminer la résistance ; ils remettent aussi en culture certaines de ces plantes dites invasives lorsqu’elles sont nutritivement intéressantes (comme l’amarante de Palmer).

Ailleurs, certains animaux sauvages reviennent occuper des anciennes mines, carrières ou friches et redémarrent des nouveaux écosystèmes. Des collectifs de quartiers défendent ces nouveaux lieux sauvages, contre la construction d’immeubles dans le moindre espace vacant. Ils disent que ces lieux sont aussi des habitats, pour d’autres vivants venus là spontanément, mais aussi qu’il y a par ailleurs un grand nombre de logements vides inoccupés, où des humains pourraient être installés sans avoir besoin d’artificialiser des milieux vivants (c’est ce qui se passe à Bruxelles au Marais Wiels ou à Rome avec le lac Ex SNIA). Tous ces collectifs en lutte nous aident à saisir que la crise écologique est en réalité une crise généralisée du logement – une crise des habitats humains et non-humains, mis à mal par des logiques hors-sol (les biotechnologies, la métropolisation, la bétonnisation…). »

Qu’est-ce qui t’a poussé à t’intéresser à ces alliances ?

« C’est la rencontre entre d’un côté un trajet personnel, une sensibilité aux êtres vivants, forgée à la ferme, qui s’est transformée en défense de la décroissance, en découverte du potager, de la forêt, etc., et de l’autre un trajet de politisation assez fort et radical, à travers les luttes étudiantes à Rennes 2 et la rencontre du mouvement "autonome". J’ai commencé à comprendre comment coupler ces deux trajets dès lors que j’y ai perçu un même enjeu existentiel : celui de la communauté. Dans ma rencontre avec l’autonomie il y avait ce désir de communisme, de puissance collective qui décuple ton pouvoir d’agir et de penser. Et dans ma rencontre avec l’écologie il y avait cette reconnaissance d’une communauté qui nous déborde, nous les humains. J’étais affecté par une impression forte mais peu consciente encore d’appartenance à autre chose que le seul monde social, langagier, etc., de mes congénères humains. Il m’a donc fallu comprendre, avec d’autres, comment on pouvait non pas sortir de la politique pour rejoindre la communauté plus grande de la Terre, mais comment on pouvait élargir la communauté politique pour y introduire la Terre. Une lutte contre un projet d’artificialisation d’une belle zone de jardins potagers urbains, il y a une dizaine d’années à Rennes, a notamment été déterminante pour moi dans la conciliation de ces deux dispositions. »

Comment faire pour « décentrer » le regard des humains, les aider à dépasser leur anthropocentrisme ?

« Au lieu d’opposer domination sociale et écologie, posons-nous cette question : si la fabrication du capitalisme repose sur une série d’agencements écologiques hégémoniques, quels sont à l’inverse les agencements d’humains et de non-humains propices et propres à une politique d’émancipation désirable, soutenable, offensive, socialiste, communiste, féministe, etc. ? Ces agencements n’ont rien d’abstrait : ce sont des potagers urbains et des espaces plus sauvages et moins minéralisés dans des quartiers populaires ; une sécurité sociale de l’alimentation, saine, écologique et autonomisante, pour toutes et tous ; des territoires de montagnes ou de forêts moins pressurisés et laissés à un réensauvagement réparateur pour les milieux eux-mêmes ; une agriculture, une pêcherie et une foresterie paysannes, populaires et écologiques libérées du dogme du rendement à l’hectare et de la production à bas coûts, avec le moins de gens possibles et le plus de machines possibles, etc.

Si la fabrication du capitalisme repose sur une série d’agencements écologiques hégémoniques, quels sont à l’inverse les agencements d’humains et de non-humains propices et propres à une politique d’émancipation désirable, soutenable, offensive, socialiste, communiste, féministe, etc. ?

Cela étant dit, l’écologie n’a pas non plus à être absorbée totalement par l’agenda militant : c’est aussi un mouvement de libération de la perception, de prise de connaissance et de contact avec le monde qui nous entoure. Il n’est jamais trop tard pour s’intéresser à l’histoire de la forêt, de la friche, du volcan ou de la rivière près de chez nous ! Un bon exercice peut être d’y voir comment cet espace cristallise une histoire humaine tout en incarnant une histoire géologique, écologique, biologique… »

Ton livre dégage un réel optimisme. Restes-tu confiant dans nos capacités à agir ?

« Il y a toutes les raisons du monde d’être du côté du pessimisme. On voit une fascisation et une libération de tous les affects réactionnaires, racistes, antiféministes. Une élection présidentielle où tous les coups vont être permis. Une COP 26 que l’on peut résumer à "bla bla bla". Une Terre en surchauffe avec des points de bascule ultra-rapides dans un horizon proche, avec ces bombes à retardement que sont les poches de méthane ou bien l’arrêt du Gulf Stream. Un Elon Musk qui veut quitter la Terre pour conquérir là-haut d’autres espaces d’accumulation infinie et un Mark Zuckerberg qui développe son Metaverse pour continuer ici-bas à accumuler dans un monde prétendument "virtuel" et sans conséquence écologique.

On connaît la formule de Gramsci : "Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté". Oui il nous faut du volontarisme face à tout cela, et notamment face à une classe dominante qui fait sécession et ne compte plus du tout sur une Terre apaisée comme son habitat premier, prête à faire le choix de la guerre civile, climatique et économique permanente. Mais je crois qu’il nous faut aussi beaucoup de créativité intellectuelle et collective, de lieux pour habiter, et du travail de perception, pour apprendre à voir comment le monde non-humain réagit lui aussi autour de nous, tout en se tenant à l’écoute des percées dans les luttes. C’est important de parler de "confiance" dans nos capacités d’agir : sans cette confiance en nous et dans les vivants qui nous entourent, sans cette foi dans un monde gorgé de possibles et de relations différentes, nous perdrons le goût de l’action. »

Propos recueillis pas Ernest London

1 Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements terrestres, Léna Balaud et Antoine Chopot, éditions du Seuil, mars 2021.

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