L’édito du 188

Pénurie de décence

« Le gouvernement interdit les manifs. Mais alors pour l’égalité des armes, il faudrait aussi interdire les réformes. Une sorte de moratoire, de pause... et le Parlement se remettra au travail quand on aura de nouveau le droit de manifester. »

Difficile de donner tort à l’avocat Raphaël Kempf quand il écrit ces mots sur Twitter le samedi 17 mai. Coronavirus oblige, le mouvement social, bouillant depuis des mois, s’est largement mis à l’arrêt pendant le confinement. En partie par soumission aux directives des autorités, en partie par esprit de responsabilité : les soignants et les soignantes composant avec les maigres moyens que les politiciens leur avaient concédés, il n’était pas question aux yeux de la plupart des militants de risquer d’encombrer l’hôpital avec des malades contaminés en manif.

Depuis, la donne a bien changé. La consommation de masse a repris ses droits : dès le 11 mai, les files d’attente prospéraient à l’entrée des magasins de fringues. Et en ce mois de juin naissant, les dernières grandes interdictions encore en vigueur concernent essentiellement les sports collectifs, les stades, les hippodromes et les grands festivals. Mais aussi les « rassemblements de plus de dix personnes sur la voie publique », dont bien évidemment les manifs.

Lundi 16 mars, en même temps qu’il proclamait le confinement, Emmanuel Macron avait eu la décence de reporter sa réforme des retraites – après avoir eu l’indécence de la faire passer via le 49-3 à l’occasion d’un conseil des ministres censément consacré au coronavirus. Mercredi 13 mai, deux jours après le déconfinement, la trêve était déjà enterrée, l’Assemblée nationale adoptant la loi Avia « contre la haine en ligne ». Un texte d’une dangerosité extrême : sous prétexte de forcer Google et Facebook à modérer les contenus haineux hébergés sur leurs plateformes, il donne à la police le pouvoir d’exiger des administrateurs de n’importe quel site web qu’ils suppriment dans l’heure un quelconque contenu jugé illicite. À qui revient-il d’apprécier l’illégalité dudit contenu ? À la police – elle-même. Et si les administrateurs du site visé ne lui ont pas donné satisfaction dans les soixante minutes, elle peut exiger des fournisseurs d’accès internet qu’ils bloquent l’accès à la page en question. Après un confinement où les bleus n’hésitaient pas à débarquer chez les impudents ayant osé accrocher à leur fenêtre une banderole fustigeant le « Macronavirus », voici qui est rassurant en termes de liberté d’expression.

Dans le même domaine, une autre « bonne nouvelle » : le 26 mai, une journaliste de Mediapart a été convoquée par l’IGPN (Inspection générale de la police nationale) en tant que suspecte de « recel de violation du secret professionnel ». Les bœufs-carottes traquaient la source qui lui avait permis de dénoncer les mensonges du procureur de Nice et du président de la République dans l’affaire Geneviève Legay. En mars 2019, cette militante septuagénaire avait été grièvement blessée par un policier. L’agent soupçonné d’avoir renseigné la journaliste vient d’être suspendu de ses fonctions ; l’enquête sur les violences, elle, est toujours au point mort…

Fermez-la dans la rue, bouclez-la sur internet, taisez-vous dans les médias : tel semble être le message de la Macronie à tous ceux qui la critiquent. Ces dernières semaines, nombre de militants ont ramassé des amendes, même quand ils manifestaient en respectant scrupuleusement les règles de distanciation sociale. Plutôt que nous anesthésier encore plus que ne l’a fait le coronavirus, ces intimidations appellent une réponse cinglante : reprendre la rue, « quoi qu’il en coûte ». Face à ce pouvoir indécent d’autoritarisme, il est grand temps de déconfiner les luttes.

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