La « praxis vitale » selon Garcia

Penser avec sa chair

Retour sur le dernier livre du philosophe Renaud Garcia, Le Sens des limites – Contre l’abstraction capitaliste.
La couverture du livre « Le sens des limites – Contre l’abstraction capitaliste » de Renaud Garcia

Le monde est plat. Largeur, longueur et basta. Exit la 3D, les reliefs et les couleurs. Nous sommes tous des triangles, des carrés et des cercles. On nous a géométrisé la gueule. Ça s’est passé à la fin du siècle d’avant. En 1884, le professeur et théologien anglais Edwin A. Abbott publie Flatland, texte allégorique qui lui permet de dézinguer le corset de son époque victorienne.

Un roman qui aura inspiré Renaud Garcia pour son dernier ouvrage, tout juste publié à L’Échappée : Le Sens des limites – Contre l’abstraction capitaliste. « Les Flatlanders sont incapables de comprendre ce que veulent dire les termes “en haut/en bas”, “s’élever”, “voir les choses à distance”, “prendre du recul” ou “avoir un point de vue” », résume le philosophe, avant de faire un lien avec notre monde contemporain : « Il est de plus en plus difficile de se désengluer des représentations économiques de la vie en général, et de ce que devrait être une vie bonne en particulier. »

Garcia a de l’ambition. Mais pas pour lui. Pour ses lectrices et lecteurs. Depuis la parution du Désert de la critique 1, où il ambitionnait de re-cimenter nos appuis face à certains débords de la déferlante postmoderne, il suit le même fil. Celui d’une certaine tradition où se mêlent plusieurs courants. Phénoménologique. Psychanalytique. Marxiste. Anarchiste. Les mots pourraient impressionner. Ce serait dommage car le philosophe sait se faire fin passeur d’idées. Son verbe est à mille lieues de toute boursouflure théorique ou embardée jargonneuse. un moment, il écrit : «  Ici, c’est la chair qui pense et incorpore dans l’action une grâce chorégraphique.  » Juste avant, il a cité un passage de Que ma joie demeure, roman publié en 1935 par Jean Giono. On y voit le paysan Randoulet fauchant les blés et tout autour les gens qui regardent, fascinés : « Il lançait la faux, la retenait, la faisait passer à plat sur les pierres, plongeait du bout de la pointe, la relevait, la relançait. »

Au travail abstrait promu en régime capitaliste, Garcia oppose une « praxis vitale ». un élan qui engage les corps, stimule les sens, désentrave les imaginations, consolide les communautés. Déployant son argumentaire, l’auteur passe à la loupe ces niches dont nous avons été expropriés : l’habitat, le goût, le travail, le sommeil. L’amour. À la place, la modernité nous promet un cimetière d’alvéoles – entre formol numérique et vitriol transhumaniste.

Sous la plume du philosophe, des vieux mots dont certains avaient acté la désuétude refont surface. Peau neuve. «  À la croisée de l’exploitation et de l’aliénation, ce qui est mort se substitue peu à peu à ce qui reste en nous de vivant : notre énergie vitale, nos rapports gratuits, amicaux ou conviviaux. » C’est un pari, n’est-ce pas, que de décréter que malgré les matraquages marchand et policier, nos entrailles ont réussi à préserver des instincts communautaires propres à l’espèce. Le clan, le collectif, la classe sociale. En fonction des ambitions émancipatrices, on choisira son agrégat. Le pouvoir nous veut monade. Méduse même pas urticante, dérivant au gré des courants.

Garcia fait le pari du vernaculaire vu comme un « bastion critique » « encourageant l’autonomie et intégrant au monde ordinaire tout autant les êtres naturels que les constructions artificielles  ». un programme qui ressemble furieusement à une reprise en main. Du monde, des autres et de nous-mêmes. Ça tombe bien : nous avons là les trois parties qui charpentent les quelque 300 pages du livre.

La jupitérienne Macronie n’est qu’une énième – et vulgaire – accélération d’un vampirisme mondialisé. La stratégie est simple : nous vider de nous-même. Nous laisser à l’état de gangue interchangeable. S’il fallait réfléchir aux prémisses d’une contre-attaque enracinée, elle reposerait peut-être sur l’idée suivante : « Réveiller le vif sous l’abstraction morte. » On enchaînerait alors par cette sublime et subliminale percée signée Giono : « La beauté est un mot poétique. Ce sera désormais un mot technique. Cette chair sera belle. Sa beauté est son exacte utilité.  »

Sébastien Navarro

1 Le Désert de la critique – Déconstruction et politique, L’échappée, 2015.

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