Histoire atlantique

« Nous considérons la prison comme le navire négrier moderne. »

Selon Marcus Rediker, «  l’histoire, pour être intéressante, doit être une histoire d’en bas ». Spécialiste de la piraterie, du prolétariat maritime et de la traite négrière, l’historien américain avait jeté l’ancre à Paris pour une escale automnale. CQFD l’a rencontré le 21 octobre, dans l’ambiance chaleureuse du Lieu-dit, à Ménilmontant, à l’occasion de la sortie de son dernier livre À bord du négrier – Une histoire atlantique de la traite (Le Seuil, 2013).

CQFD : Pourriez-vous revenir sur le courant historique dont vous vous revendiquez ?

Photo de Yann Lévy.

Marcus Rediker : L’« Histoire d’en bas », également appelée « people’s history » et « radical history », s’intéresse à la façon dont les mouvements populaires ont fait l’histoire. Ce courant de recherche a pour objet la manière dont des individus qui sont normalement mis à l’écart du récit historique peuvent y être à nouveau intégrés.

J’ai été influencé par trois écoles d’historiens militants anglais, américains et afro-américains. L’un des livres de référence de cette tradition est l’ouvrage d’E. P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise. Il existe aussi une histoire d’en bas américaine qui nous vient de la New Left, des groupes radicaux des années 1960 et 1970, ainsi que d’historiens comme Staughton Lynd, professeur à l’université Yale et qui alla en 1966 au Vietnam au nom du mouvement antiguerre américain. Il fut immédiatement viré de Yale, puis tenu à l’écart du monde universitaire, ce qui ne l’empêcha pas d’écrire plusieurs excellents ouvrages. Enfin, il existe un troisième courant, bien souvent ignoré, associé à la diaspora africaine : notamment avec CLR James et son livre Les Jacobins noirs, sur la révolution de Saint-Domingue ; également le marxiste noir W. E. B. DuBois ; ou enfin Walter Rodney, auteur de Et l’Europe sous-développa l’Afrique.

Vous n’avez pas évoqué l’historien anglais Christopher Hill…

Oui, Christopher Hill a été une personne extrêmement importante pour moi. Son livre The World Turned Upside Down : Radical ideas during the english revolution a été essentiel. Il soutient que les origines du communisme, avec un petit « c », ne sont pas à chercher chez Babeuf pendant la Révolution française, mais dans les groupes de religieux radicaux qui, au milieu du XVIIe siècle, voulaient réclamer les communs (« commons »), abolir le travail salarié, le mariage et la propriété privée. Ils ont donc produit une littérature pamphlétaire extraordinairement riche, pleine de ces idées radicales que ma génération pensait naïvement avoir inventées, comme l’amour libre, par exemple. J’en suis venu à bien connaître Hill, qui nous a beaucoup encouragé avec Peter Linebaughn, qui fut son élève, pour écrire L’Hydre aux mille têtes, un livre qui, précisément, essayait de relier son travail sur les courants radicaux au XVIIe siècle à celui de Thompson sur le XVIIIe et le XIXe siècle.

Il y a aussi ce lien historique entre la discipline imposée à bord des navires au XVIIIe et l’organisation de l’industrie capitaliste.

C’est ce point important qui a permis à mes premiers livres d’avoir un impact sur la recherche historique, parce qu’ils cherchaient à mettre au jour la continuité de la discipline sociale. Marx disait qu’au début de la Révolution industrielle les ouvriers étaient disciplinés comme des soldats. On pourrait aussi bien dire comme des marins, parce que les diverses formes de discipline sociales dans la guerre ou le commerce furent en réalité essentielles à la construction du système capitaliste avant même le développement des usines. Il nous faut donc penser à la classe ouvrière comme si elle avait une histoire beaucoup plus longue que son acte de naissance avec la Révolution industrielle. Cela permet d’intégrer l’histoire de l’esclavage à celle du capitalisme, et de penser la classe ouvrière comme dès le départ multiraciale et multiethnique. Ce qui est très précieux, car on peut ainsi se débarrasser du carcan national de la classe ouvrière.

Par Thierry Guitard.

Y a-t-il aujourd’hui une nouvelle génération d’historiens qui ont cette approche de l’histoire vue d’en bas ?

Beaucoup d’étudiants ont commencé à s’intéresser à l’histoire d’en bas grâce au mouvement « Occupy Wall Street » qui a renouvelé les termes du débat sur l’inégalité aux États-Unis, dont l’effacement avait été une des grandes victoires idéologiques de l’ère reaganienne. Parmi ces jeunes historiens, un de mes étudiants, Nicholas Frickman, vient de commencer sa thèse sur les mutineries navales dans les années 1790 à travers les marines anglaises, françaises, hollandaises, danoises, suédoises et américaines, et ce qu’il a découvert est extraordinaire ! Dès que l’on prend du recul vis-à-vis des histoires nationales, on s’aperçoit qu’entre 2 000 et 3 000 marins étaient engagés dans un même grand mouvement révolutionnaire international, qu’il faut situer à la même échelle que les révolutions haïtienne, française ou américaine, mais qui fut réprimé et dont la mémoire a été divisée. L’histoire atlantique, en tant qu’histoire antinationale, est porteuse de la promesse de discussions nouvelles dans lesquelles ce n’est plus l’État-nation qui serait privilégié, mais les individus qui le mettent au défi. Pas seulement l’histoire atlantique, d’ailleurs, mais quelque chose de plus large que l’on appelle l’histoire transnationale. Je n’aime pas beaucoup l’expression, parce que le national y reste encore le référent. Néanmoins, l’histoire transnationale peut par ailleurs être tout à fait conservatrice, en se concentrant sur les pensées et le destin des élites, aux États-Unis, en Angleterre, en France, etc. Pour être intéressante à mes yeux, l’histoire atlantique doit être une histoire d’en bas.

Comment vous êtes-vous orienté dans ce champ de recherche du monde maritime du XVIIIe ?

J’ai été à l’université en 1969, avec une bourse de joueur de basket. Je me suis retrouvé impliqué dans le mouvement étudiant antiguerre. Puis j’ai tout laissé tomber pour aller travailler à l’usine dans le Sud, à Richmond, Virginie. C’est là qu’a commencé ma véritable éducation et que j’ai réellement réfléchi aux questions de race et de classe. Puis j’ai repris mes études à mi-temps et j’ai commencé mon deuxième cycle avec l’idée d’être historien de l’esclavage. Par la suite, je me suis intéressé aux pirates, si bien que je me suis retrouvé à étudier une partie de l’histoire radicale anglaise, de l’histoire d’en bas anglaise. Je me suis rapidement rendu compte que je devais élargir mon champ de recherches afin d’y inclure tous les travailleurs maritimes de cette période, ce qui m’a mené au livre Between the Devil and the Deep Blue See (Les Forçats de la mer : Marins, marchands et pirates dans le monde anglo-américain). Mon dernier livre, À bord du navire négrier, n’a été possible que parce que j’avais déjà travaillé de nombreuses années sur les archives maritimes et que, en cours de route, j’avais accumulé un certain nombre de matériaux concernant les navires négriers.

Vous avez reçu le prix Washington pour cet ouvrage aux États-Unis.

L’histoire du prix Washington mérite d’être racontée. Quand vous le gagnez, vous êtes convié à une grande cérémonie, une grande fête à Mount Vernon, qui était précisément la plantation de George Washington (rires) ! C’est un dîner en tenue de soirée où sont réunis près de 500 membres de l’élite de Washington D.C., presque tous blancs, tandis que le dîner est servi par des serveurs exclusivement noirs… sur une ancienne plantation d’esclaves ! Lors du discours de remise du prix, j’ai commencé à parler de la manière dont les esclaves qui avaient construit Mount Vernon étaient en réalité nos véritables pères fondateurs… pas seulement George Washington, mais tous ceux qui rendirent possible George Washington. À moins de trois mètres en face de moi, était assis un juge de la Cour suprême réputé très à droite, Samuel Alito, qui fronçait les sourcils à chacune de mes paroles. Plus je le voyais s’assombrir, plus cela me rendait joyeux. Ça a été une soirée extraordinaire, mais ce qui m’a particulièrement ému, c’est quand, à la fin de la soirée, certains des serveurs noirs se sont approchés de moi pour me parler. Un serveur assez âgé m’a dit avec des larmes dans les yeux : « Je n’aurais jamais cru entendre ça un jour, ici, à Mount Vernon » avant de s’éloigner ému.

Comment le livre a-t-il été accueilli par les divers mouvements noirs américains, et quel est l’état des discussions sur l’esclavage ?

J’ai écrit le livre de manière à ce qu’il soit publié en 2007-2008 pour les deux cents ans de l’abolition de la traite des esclaves en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Mon espoir était qu’il y ait une discussion sur l’héritage de l’esclavage, mais, aux États-Unis, il n’y a eu quasiment aucune discussion publique sur ce sujet. Le gouvernement Bush s’est même assuré qu’il n’y ait aucun fonds fédéral disponible pour soutenir un programme public concernant de près ou de loin l’abolition de la traite ! Ce qui est assez révélateur, quand on pense que l’abolition de la traite est sans aucun doute l’une des actions les plus vertueuses jamais accomplie par le gouvernement des États-Unis. L’idée de devoir présenter des excuses terrorise l’ensemble de la classe politique américaine, qu’il s’agisse des républicains ou des démocrates.

J’ai donné plus d’une centaine de conférences depuis la parution de mon livre, dont une grande partie dans des quartiers noirs, invité par des associations communautaires noires : je peux vous dire que la question reste encore extrêmement chargée d’émotion. Comme je suis impliqué dans la lutte contre la peine de mort, de nombreux prisonniers m’ont demandé d’envoyer un exemplaire du livre à la bibliothèque de leur prison, ce que je fais toujours avec plaisir. En 2009, lors d’une conférence au sein de la prison haute sécurité d’Auburn, dans le nord de l’État de New York, l’un des prisonniers afro-américain, m’a dit : « Nous considérons la prison comme le navire négrier moderne. » Ce fut l’une des discussions les plus intéressantes que j’ai eue dans ma vie. La racialisation du système judiciaire américain a été, de bien des manières, une réponse au mouvement pour les droits civiques et au mouvement Black Power. Mais cela participe aussi de la transformation structurelle du capitalisme, dans la mesure où une portion de la population devient inutile au capital. Plus de deux millions d’individus sont incarcérés aux États-Unis, un pourcentage d’incarcération par habitant plus grand que celui de n’importe quel autre pays. Un jeune homme noir en Californie a aujourd’hui quatre ou cinq fois plus de risques de finir en prison plutôt qu’avec un diplôme universitaire. Il y a un dessin mettant en scène la vie d’un jeune Noir en quatre images : le jeune Noir ne peut pas trouver de travail, commet des crimes, va en prison, et y trouve un travail… à un salaire bien inférieur, évidemment. Aujourd’hui, si vous appelez une compagnie d’aviation pour réserver une place sur un vol, il y a de bonnes chances pour que vous téléphoniez à une prison. En Pennsylvanie, où je vis, le taux de Noirs dans les couloirs de la mort est de 60 % alors que les Afro-Américains ne représentent que 12 % de la population de l’État. Tous ces exemples illustrent le système américain de classe et de race.

Dans la conclusion de votre livre, vous soulevez la question de la réparation de l’esclavage.

Par Thierry Guitard.

J’écris que l’esclavage n’est pas seulement un événement ou un processus historique : c’est une injustice profonde qui nécessite des réparations de la part des entreprises et des gouvernements. Je pense que les historiens ont pour devoir d’adopter des positions politiques, mais je n’ai pas à dire quelle devrait être la nature de ces réparations, ce n’est pas mon rôle, c’est celui des mouvements d’« en bas ». En tant qu’historien, mon rôle était de documenter cette abominable histoire, et, en un certain sens, de la rendre plus réelle, plus palpable, dans l’espoir qu’un mouvement soit capable d’utiliser ces informations afin d’en faire des revendications. Aux états-Unis, le mouvement pour les réparations est diabolisé, moqué, mais il se bat pour mener en justice des entreprises qui se sont enrichies grâce au commerce des esclaves… Il est important de souligner que ces réparations ne doivent pas nécessairement être financières. Elles peuvent prendre de multiples formes : on pourrait par exemple imaginer des investissements pour des infrastructures sociales dans les quartiers pauvres noirs. C’est d’ailleurs l’ensemble de la société qui en bénéficierait au final. Pourtant cette idée de réparation rend énormément de Blancs complètement dingues, qui ont peur que ce genre de programme soit financé par leurs impôts. C’est l’une des manières dont cette rhétorique politique fonctionne : il s’agit de diaboliser toute aide financière aux Noirs, pour qu’ils aient, par exemple, une protection sociale, afin que les Blancs – qui, proportionnellement, bénéficient beaucoup plus de la protection sociale – éprouvent un sentiment d’injustice et se disent que c’est encore une histoire de race.

Je pense que la manière dont la culpabilité historique des puissances coloniales se manifeste encore de nos jours est un sujet qui mérite urgemment d’être discuté. Par exemple, le gouvernement de Haïti a quasiment été acculé à la banqueroute parce qu’il était obligé de payer à la France des milliards de dollars pour rétribuer le manque à gagner des propriétaires d’esclaves après la révolution de Saint-Domingue, ce qui a contribué à isoler du reste du monde la jeune République de Haïti, garantissant ainsi presque à coup sûr son sous-développement sur une très longue période. Aujourd’hui, l’État haïtien demande d’ailleurs qu’on lui rende cet argent. Je pense qu’il serait bon qu’en France des mouvements viennent soutenir cette revendication politique. Il ne fait aucun doute que la France a accumulé des richesses incroyables grâce à l’exploitation de cette colonie.

Parlez-nous de vos travaux les plus récents ?

J’ai publié un livre l’année dernière intitulé The Amistad Rebellion : An Atlantic Odyssey of Slavery and Freedom, [non traduit en français – Ndlr] qui raconte une révolte d’esclaves à bord d’un navire en 1839. Vous connaissez peut être le mauvais film que Spielberg a tiré de cet épisode. En général, les historiens s’intéressent très peu à la rébellion elle-même et consacrent toute leur énergie à l’étude du procès qui a suivi et au cours duquel on peut voir tous ces gentils Blancs défendre ces pauvres Noirs. C’est là tout le charme des politiques interprétatives. Donc j’ai voulu remettre la rébellion elle-même au centre de l’histoire en posant une simple question : comment ont-ils réussi à se révolter à bord du navire tandis que des centaines d’autres insurrections d’esclaves ont échoué ? Les réponses sont toutes en Afrique : ces esclaves étaient des guerriers aguerris ; certains appartenaient à une société secrète nommée Poro qui déclara littéralement la guerre aux Blancs et parvint à s’emparer du navire. J’ai donc cherché à montrer l’importance de l’histoire africaine dans la fabrique de l’histoire atlantique. En mai dernier, j’ai été en Sierra Leone pour interroger les habitants à l’aide d’un interprète à propos de la mémoire orale qui pouvait subsister à propos de cet événement. Nous avons découvert des choses passionnantes alors que nous cherchions les ruines de la factory d’esclaves, c’est-à-dire de la forteresse où avaient été enfermés tous les captifs de l’Amistad avant d’embarquer. Son existence avait été quasiment oubliée depuis 170 ans, et les gens nous répétaient en boucle qu’elle n’existait pas et que nous ne la trouverions jamais. Finalement, quelqu’un nous a parlé d’un petit village de pêcheurs. Une fois là-bas, nous avons demandé à un ancien s’il connaissait un endroit appelé Lomboko. Il a répondu « Bien sûr, je connais. Mes fils sont pêcheurs sur le fleuve et ils ont vu les ruines du bâtiment qui servait autrefois à faire du commerce d’esclaves. » Nous sommes montés dans leurs pirogues et nous nous sommes enfoncés dans les marais, sur le fleuve, et avons finalement découvert les ruines de la forteresse négrière. Ce fut une expérience très puissante. Il suffisait de penser aux milliers de personnes qui s’étaient retrouvées parquées là, le dernier endroit d’Afrique qu’ils verraient jamais avant d’embarquer sur un navire négrier et de traverser l’Atlantique. J’ai donc fait un véritable travail de terrain pour ce livre, ce qui est une manière un peu différente de faire de l’histoire d’en bas.

Propos recueillis par Fred Alpi, Aurélien Blanchard, Éric Fournier, Mathieu Léonard et Nicolas Norrito. Traduction F. Alpi et A. Blanchard.

Photo de Yann Lévy.

Illustration de Thierry Guitard.

Bibliographie disponible en français

Les Forcats de la mer : Marins, marchands et pirates dans le monde anglo-américain (1700-1750), Libertalia, 2010.

Avec Peter Linebaugh, L’Hydre aux mille têtes : L’histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire, Éditions Amsterdam, 2008.

Pirates de tous les pays, Libertalia, 2011.

A bord du négrier : Une histoire atlantique de la traite, Seuil, 2013.

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