Black panthère

Njinga, mère de la nation angolaise

Au début du XVIIe siècle en Afrique centrale, une femme s’est soulevée contre l’invasion des colons portugais. La reine Njinga, cheffe d’État et cheffe de guerre, dut ses succès autant à sa vision politique qu’à son habileté militaire.

Tout a commencé au Ndongo, petit royaume occupant le nord de l’An gola actuelle. Fondé au début du XVIe siècle, cet État centralisé et doté d’une armée permanente connaît un déve loppe ment rapide grâce à la multiplication des guerres de conquête et à l’intensification du commerce des esclaves – en particulier avec les Portugais établis dans un comptoir côtier à Luanda. L’influence lusitanienne se diffuse aussi à travers une activité missionnaire acharnée et la forma tion des élites locales sur le modèle européen.

Profitant de cette implantation précoce et de leur alliance avec les rois du Ndongo face aux préten tions territoriales du puissant voisin kongolais, les Portugais vont mettre le pays en coupe réglée à partir de 1575 en menant une campagne de terreur contre la population : mutila tions systématiques, destruction des récoltes, réduction en esclavage et déportation massives des habitants vers les plantations et mines du Brésil. Non contents de leur hégémonie politique et militaire, les gouverneurs envoyés par Lisbonne pour exploiter le pays veulent obtenir la soumission totale des dirigeants du Ndongo en leur faisant prêter un serment de vassalité au roi du Portugal. C’était sans compter sur Njinga.

La cheffe politique

Son frère élu roi, elle est envoyée en 1622 comme ambassadrice pléni potentiaire auprès du gouverneur Correia de Sousa. Aucun siège n’étant prévu pour qu’elle soit face à lui, elle fait s’agenouiller une de ses servantes et s’assoit sur son dos. Au-delà de l’anecdote, l’épisode révèle la clairvoyance de la future reine quant aux rapports de force diplomatiques avec le colonisateur et sa détermination à ne rien céder sur la souveraineté de son royaume.

À la mort de son frère dans des circonstances troubles en 1624, elle accède au trône. Mais le début de son règne est catastrophique. Après avoir livré des batailles titanesques pour défendre sa capitale, Njinga est contrainte à l’exil en 1626. Transformant son apparente débâcle en repli stratégique, elle recrute de nouveaux partisans dans l’Est du royaume grâce à une alliance avec le peuple nomade des Imbangalas, redoutés pour leurs mœurs réputées sanguinaires.

Devenir leur cheffe incontestée a conduit Njinga à embrasser certains rituels d’invincibilité notamment celui consistant à s’enduire le corps d’un onguent fabriqué à partir du corps d’un nouveau-né pilé dans un mortier. Lors de la déroute de 1626, elle avait déjà procédé au sacrifice de quatorze vierges pour conjurer le mauvais sort conformément aux traditions politiques et cultu relles des Mbundu, majoritaires au Ndongo. Mais il s’agissait là d’une cérémonie exceptionnelle et elle abandonnera les rites les plus effroyables pour attirer à elle les membres d’autres ethnies. Ou pour se conci lier les bonnes grâces du pape quand elle lui enverra des ambassadeurs et s’affichera comme une reine chrétienne, jetant encore un peu plus le trouble parmi tous ses adversaires.

Son coup le plus spectaculaire cependant demeure sa transformation en homme ainsi que le relate l’historienne Linda M. Heywood dans la biographie1 qu’elle a consa crée à Njinga. « Elle commença par épouser un homme […] qu’elle obligea à s’habiller en femme. Elle en parlait comme d’une femme et lui demanda de s’adresser à elle comme à un roi et non à une reine. Au moment de se marier, elle recruta de nouveaux concubins et ordonna qu’ils s’habillent comme ses femmes gardes du corps. Elle exigeait qu’ils dorment tous ensemble dans la même pièce tout en restant chastes. Si par malheur l’un de ses concubins ou l’une de ses femmes gardes du corps [se] touchaient, ne serait-ce qu’accidentellement dans leur sommeil, ils étaient tués, stérilisés ou rendus impuissants. »

La cheffe de guerre

Dirigeante politique capable d’ob tenir des victoires sur sa seule réputation, Njinga a également démontré des qualités guerrières exceptionnelles.

À la tête de son kilombo (formation militaire pouvant regrouper plusieurs dizaines de milliers de soldats), Njinga élabore la stratégie la mieux adaptée à la situation (sièges de forteresses, batailles rangées, guérilla), dirige les opérations sur le terrain et, parfois, combat au milieu de ses troupes quand leur ardeur vient à flancher. En face, les Portugais, peu nombreux et sans soutien d’artil lerie ou de cavalerie, se retrouvent à la merci de forces supplétives à la loyauté changeante. À la différence de ce qui a fait le succès des conquistadores aux Amériques, ils ne peuvent s’appuyer sur les dissensions au sein d’empires déjà à bout de souffle.

De plus, le maintien des circuits de la traite négrière étant le nerf de la guerre, Njinga organise des raids éclairs pour couper pistes et rivières, libérer les esclaves servant de porteurs aux colons et terro riser les sobas, chefs locaux, vendus à l’ennemi. Mais, son alliance de circonstance avec les Hollandais qui conquièrent Luanda en 1641 se révèle fort décevante. Lisbonne expédie sur place des renforts massifs qui détruisent successivement les forces bataves et mbundu.

Âgée de 70 ans, la reine combattante est lassée de la guerre. Pourtant, elle mène encore de nombreux raids au Ndongo et dirige personnel lement des exercices militaires. Elle réalise aussi qu’elle devra se contenter d’une sorte de match nul contre les envahisseurs : incapables de pacifier le pays, les Portugais ne peuvent pas non plus être rejetés à la mer. Njinga signe la paix avec eux en 1656 et continue de régner sur les territoires à l’Est de son royaume pendant encore sept ans. Après sa mort, la région est en proie à la division – ce qui favorisera son exploitation coloniale par Lisbonne.

La postérité de Njinga

Femme au pouvoir et femme de pouvoir, Njinga a suscité de nombreuses tentatives de récupération. Cavazzi, son confesseur, la rapproche de figures mythologiques comme la sorcière Médée pour sa ruse et sa cruauté ou en fait une Amazone guerrière. L’Église catholique insiste sur la païenne idolâtre qu’il a fallu transformer en une chrétienne dévote. Aux XVIIIe et XIXe siècles, la plupart des auteurs européens l’ont représentée comme la figure emblé matique de l’Autre africain en fantasmant sur sa dimension érotique. Pour Sade, elle renvoie à ces femmes qui commettent des horreurs sous l’empire de la sexualité. Hegel voit en elle la preuve (déjà !) que l’Afrique n’est pas entrée dans l’Histoire.

Au XXe siècle, deux discours vont s’affronter. D’un côté, la littérature de propagande colonialiste carica ture une reine cannibale, virile et douée d’une intelligence « indigène » supé rieure pour mieux valo riser les victoires de la puissance militaire portugaise. De l’autre, les mouvements de libération nationale vont reprendre la tradition orale mbundu véhiculant l’image d’une cheffe fière et victorieuse. La décolonisation en Angola la porte au statut d’héroïne révolutionnaire au centre d’un nouveau récit national avec des chapitres entiers dans les manuels scolaires et une statue monumentale sur la place centrale de Luanda, là où se tenait le marché aux esclaves. Aujourd’hui, cette dimension est encore bien présente, comme l’atteste le film angolais sorti en 2013 pour le 350e juinanniversaire de sa mort2 : Njinga y apparaît sous les traits d’une guerillera avec vêtement traditionnel imitant une cartouchière et coiffure « afro » type années 1970. Au Brésil, elle est une reine de carnaval célébrant la mémoire des esclaves africains déportés dans les plantations du pays. Figure politique majeure et complexe dans l’histoire de l’Afrique, à l’instar d’une Elizabeth Ière en Angleterre ou d’une Catherine II en Russie, son rôle historique est reconnu dans diverses communautés afro-américaines aussi bien à Cuba, à la Jamaïque, aux États- Unis que par des institutions telles que l’Unesco.

Symbole de résistance à la colonisation, Njinga se situait aussi de l’autre côté de l’oppression : le Ndongo fut un État esclavagiste asseyant une partie de sa prospérité sur le commerce d’êtres humains. Njinga échangea une partie de ses prison niers y compris mbundu contre des armes ou d’autres ressources. Mais focaliser l’attention sur cette seule perspective, comme pour faire des Africains les uniques artisans de leur propre malheur – discours qui nous a été resservi fin août dans les colonnes d’un torchon de la droite extrême3 aux dépens de la députée Danièle Obono – est aussi une vieille rengaine raciste. L’universitaire Françoise Vergès la dénonçait déjà dans sa préface à la biographie de Njinga : « Le danger est de minimiser les responsabilités européennes, de reprendre trop facilement l’argument “les Africains ont vendu les Africains” pour mettre sur le même plan les formes d’esclavage en Afrique et l’économie des plantations européennes. »

Iffik Le Guen

1 Njinga, histoire d’une reine guerrière, La Découverte, 2018.

2 Njinga, Rainha de Angola, de Sérgio Graciano.

3 Valeurs actuelles (27/08/2020).

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