Dorothé, harcelée par son patron, trahie par son syndicat

Ni bonne ni conne... et en lutte chez Disney

Depuis 1998, Dorothée travaille comme agent d’entretien dans les hôtels du parc Eurodisney. Révoltée par les contrats frauduleux, les conditions de travail et la trouille infligée au personnel, elle apprend sur le tas, non sans jubilation parfois, à organiser une lutte, à rédiger des tracts et à disséquer le droit du travail, allant jusqu’à faire subir à Mickey sa toute première grève du personnel de nettoyage. En retour, rien ne sera épargné à cette immigrée camerounaise de 55 ans prise dans une lutte acharnée : harcèlement, mises à pied, non-versement du salaire, tentatives de corruption… Rien, pas même sa radiation par son propre syndicat, la CGT.

Pourquoi es-tu entrée chez Disney ?

J’avais vu que des sociétés de nettoyage cherchaient des gouvernantes générales pour travailler dans des hôtels. J’ai donc suivi la formation, qui a duré six mois, et j’ai été tout de suite embauchée à Eurodisney par ISS, une société de sous-traitance. En découvrant le secteur du nettoyage, je me suis demandée si on était encore en France et si l’esclavage était bien aboli. Je me suis dit que ce n’était pas possible d’accepter ça. Au départ, j’ai mené des luttes sans être syndiquée, c’est un peu plus tard que j’ai adhéré à la CGT et que je suis devenue déléguée.

Par Jiho

Quelle a été ta première action ?

Elle a porté sur les contrats de travail des femmes de chambres. C’était n’importe quoi ! Le nombre d’heures variait d’un contrat à l’autre, le nombre de chambres était excessif, certaines femmes étaient payées 800 francs, d’autres 1000 ou 2000, pour 6 ou 7 heures de travail effectif par jour. La plupart des personnes qui travaillent dans ce secteur sont immigrées, souvent africaines, et beaucoup ne savent ni lire ni écrire. Les patrons en profitent pour leur faire signer des contrats illégaux. On a donc lancé une pétition, qu’on a envoyée à la direction. Mais côté salariés, il n’y avait personne pour parler, tout le monde avait peur. J’ai pris la parole sur les bulletins de salaires, les heures qui n’étaient pas comptées… Je n’avais jamais fait de syndicalisme de ma vie et, bien sûr, je n’avais pas de mandat. Quand la direction a commencé à me créer des problèmes, je suis allée voir la CGT, qui m’a nommée déléguée, et j’ai commencé à négocier avec le patron sur les contrats, les salaires et même l’hygiène : les produits qu’on nous faisait utiliser étaient nocifs pour la peau. Le secrétaire général du syndicat CGT du nettoyage, suivait tout ça, et c’est là que j’ai découvert qu’au lieu de soutenir les salariés, il soutenait le patron.

De quelle manière ?

Je venais d’écrire un tract annonçant une grève pour le dimanche suivant. C’était mon premier tract, je n’avais aucune expérience de ce genre de choses. Je prends mon texte, je vais à l’Union locale et je le tire à un millier d’exemplaires. J’arrive à la gare le lendemain matin à 4 heures et j’en distribue partout ! La grève était lancée ! A la direction, c’était la panique. Mon patron me convoque en urgence, j’appelle mon secrétaire CGT, on va ensemble à la réunion, et là, au lieu de me défendre, il se met avec mon patron pour me taper dessus. J’ai dit que je ne savais pas qui était l’auteur du tract, mais que cette personne avait bien fait, et que si on n’essayait pas de résoudre le problème, il y aurait effectivement grève le dimanche. Au cours de la négociation, le secrétaire CGT a demandé au patron d’augmenter le salaire des trois délégués, en assurant qu’on s’en tiendrait là. J’ai refusé de marcher là-dedans et j’ai maintenu la grève. C’était la première fois que des femmes de chambre se mettaient en grève chez Disney. Le mouvement a été bien suivi, d’ailleurs, même le gars du Parisien est venu.

Comment a réagi la direction ?

En essayant de me virer. J’étais en train de travailler quand le gars de la sécurité est venu me dire : « Madame, vous devez partir de l’enceinte de Disney, vous n’avez plus le droit de rester là ». Je descends, je trouve une de mes patronnes qui me demande de signer un papier et je refuse. Du coup, plusieurs gars de la sécurité ont essayé de me faire sortir. Mais comme on a le droit de manger sur place, j’ai rétorqué que je n’avais rien avalé depuis le matin et que j’allais donc déjeuner d’abord. Mon repas a duré presque deux heures ! Je les regardais en mangeant, pendant qu’ils étaient là à m’entourer… Après, ils m’ont escortée jusqu’à la porte, comme si j’étais une voleuse, c’est quelque chose que je n’oublierai jamais… J’ai aussitôt couru à l’inspection du travail, qui m’a indiqué un conseiller juridique pour les Prud’hommes. Résultat, le tribunal a condamné la société et ordonné ma réintégration. Alors je suis revenue… Une autre fois, la direction a forcé des salariés à écrire des lettres contre moi, pour s’en servir devant l’inspection du travail. Mais ces salariés ne savaient ni lire, ni écrire, et ça, c’était facile à prouver. La direction a été obligée d’avouer la manipulation et de me réintégrer. Tu vois jusqu’où ils sont prêts à aller… Aujourd’hui, j’en suis à ma cinquième mise à pied conservatoire.

Tu étais donc aussi en lutte contre ton propre syndicat…

C’est ça. La direction a tenté de diviser pour mieux régner. Ils ont tout fait pour m’isoler. Mon patron a corrompu tout le monde, FO, la CFTC, la CFDT, j’étais seule à me battre, et heureusement que j’avais le personnel avec moi. Malgré tout, le mouvement a pris corps. On a obtenu la baisse des cadences, la régularité des contrats… Ce n’était pas tout à fait ce qu’on demandait, mais c’était déjà ça. Or, pendant que la direction faisait de moi sa bête noire, mon secrétaire général suivait ses instructions en essayant de me retirer mon mandat. Mes patrons - celui de Disney et celui de la CGT - ont été jusqu’à me convoquer ensemble dans un café, pour me convaincre d’accepter ma mutation. Non seulement j’ai refusé, mais j’ai écrit au secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, pour lui expliquer ce qui se passait. J’ai fait valoir que j’avais été élue déléguée pour défendre les salariés, pas pour m’aligner sur le patron. Finalement, mon mandat a été maintenu, mais il n’y a pas eu de suites.

Tu as fait de nombreuses allées et venues entre les tribunaux et Disney. Comment t’accueillait la direction à chaque retour ?

Mal. Une fois, la société a voulu me muter dans un autre hôtel. Imagine : moi, une Africaine, travaillant au Castel, l’hôtel des VIP, des stars ! Normalement, tu n’y vois jamais de femmes de chambre noires. Du coup, ils ont refusé que j’y retourne et on est repartis aux Prud’hommes ! Le Tribunal a ordonné que je réintègre mon poste au Castel, sous peine de 2000 F d’astreinte par jour pour la direction. Là, ils ont encore eu peur. Avant que je réintègre le Castel, mon patron m’a reconvoqué pour un entretien : cette fois, il me demandait qu’on se sépare à l’amiable. J’ai dit oui, pas de problème, si vous me donnez de l’argent, je m’en vais. Il me propose 60 000 F, je dis d’accord, quand est-ce que je passe prendre mon chèque ? Tout content, il appelle ses supérieurs pour leur annoncer la bonne nouvelle. Le lendemain matin, j’arrive bien habillée, avec des bijoux et tout, je demande mon chèque, il me le tend … et là je lui dis : « non mais, vous vous moquez de moi, je suis venue tout simplement vous dire que demain matin je reprends le travail, voilà votre dossier » et je lui balance le chèque ! [fou rire] Il s’est dit : mais elle est folle ! Il a rappelé Disney, pour leur dire « elle revient demain ! ». Et le lendemain, je reçois encore une lettre de licenciement. L’inspecteur du travail me voit revenir, je suis encore mise à pied trois mois, et c’est reparti pour un tour au tribunal… J’ai fait tous les tribunaux : Meaux, Paris, Aulnay, Créteil… Le tribunal, c’est ma deuxième maison !

Par Jiho

Ta boîte de sous-traitance doit se mordre les doigts de t’avoir recrutée ?

Elle a changé trois fois ! Comme Disney ne veut surtout pas de grève, ils se trouvent une nouvelle boîte chaque fois qu’il y a un problème. En 2000, la direction a résilié son contrat avec ISS, et on a eu droit à un nouvel employeur, Sin & Stes. Ils m’ont immédiatement demandé de rester chez moi. Ils ne me connaissaient pas, je n’avais pas encore travaillé une seule journée avec eux. J’ai cru au départ que c’était pour une question d’organisation, mais au bout d’un moment, j’ai quand même compris qu’il y avait un problème, et on est allés au Prud’hommes. La société s’est défendue en disant que j’avais fait partir ISS, à cause des grèves. Il a fallu leur rappeler que c’était un droit ! Aujourd’hui, la société de sous-traitance a encore changé. Elle s’appelle Prop’hôtel. Cette fois-ci, j’ai pris les devants. Avant même l’arrivée de la société, j’ai consulté le personnel et la liste des revendications était prête. Tout le monde devait avoir vingt-huit chambres à faire en six heures, avec des chariots, des équipiers, etc. On est tombés d’accord. Mais dès la deuxième semaine, mon nom n’était déjà plus sur le planning. J’ai annoncé au personnel qu’on m’affectait au Newport, un autre hôtel, et là, le personnel a décidé de me suivre. On était à nouveau en grève. Et moi en mise à pied ! C’était le 12 juillet 2002, et je n’ai pas été payée jusqu’au 3 octobre, jour de ma reprise de travail. J’élève seule mes enfants, donc là c’était vraiment la catastrophe. Et le 7 octobre, à la suite d’un conflit avec une femme de chambre qui faisait travailler sa nièce de seize ans avec la complicité de la société, j’ai été à nouveau mise à pied. Jusqu’à maintenant. Tu vois, ils ont tout essayé pour me faire démissionner, mais j’ai tenu bon.

Qu’est-ce qui te fait tenir, justement ?

Je suis déléguée, et le rôle du délégué, c’est de tenir bon devant le patron. Et puis, le secteur commence à bouger. Dans le nettoyage, on respecte d’autant moins les salariés qu’ils connaissent rarement leurs droits. C’est notre rôle de les porter à leur connaissance et de faire en sorte que les patrons s’y plient. Mais on a un syndicat du nettoyage qui est totalement… qui est soumis aux patrons. Je prends un exemple : en 2002, le syndicat s’est abstenu de diffuser ne serait-ce qu’un seul tract revendicatif. Les négociations des 35h, quand le secrétaire général du syndicat s’en charge, se font au profit des patrons.

Pourquoi rester à la CGT, alors ?

Mon syndicat m’a radié, comme d’autres délégués. Ce sont les Unions locales qui nous soutiennent. Aux élections, je suis obligée de faire une liste de candidature libre soutenue par l’Union locale. C’est comme ça que je conserve mon mandat. De plus, je suis soutenue par le personnel, qui sait que je ne me laisse pas corrompre. Si j’avais dit oui chaque fois qu’on a voulu acheter mon silence, je serais riche aujourd’hui ! Mais c’est aussi un combat pour la dignité. Pour travailler dans ces conditions, il faut vraiment en avoir besoin. Les femmes qui tiennent dans ces emplois ont des familles à nourrir et trouvent difficilement du travail ailleurs. Pour une femme venue d’Afrique, 3000 F est une somme énorme ! Ce n’est pas si simple d’expliquer ce qu’est le SMIC et de parler des conditions de travail, surtout aujourd’hui, avec la généralisation des contrats précaires. Quand on voit le mouvement des femmes d’Arcade, il faut les féliciter : elles ont obtenu gain de cause en restant solidaires, et sans le soutien des grandes confédérations. C’est un exemple qui peut permettre d’étendre les luttes dans d’autres sociétés du secteur.

Par Jiho

Vous êtes allés au congrès de la CGT qui s’est déroulé du 24 au 28 mars derniers ?

Oui, en organisant une collecte pour payer les billets de trains. Nous y sommes allés sans mandat, sans invitation, pour dénoncer ce qui se passe. Le syndicat des agents de propreté est affilié aux Ports et Docks, c’est la sous-traitance du secteur du nettoyage qui fait vivre la fédération. Le secrétaire général du nettoyage négocie avec les patrons en échange de sa bonne conduite, avec l’accord de la fédération, qui le protège. Pour lutter contre ce fonctionnement et la dictature du secrétaire, on a créé un collectif. Nous avons constitué des dossiers que nous avons envoyés à la fédération et à la confédération, sans jamais obtenir de réponses. Quand nous avons distribué nos tracts au congrès, à Montpellier, le secrétaire général de Ports et Docks est devenu fou. Notre secrétaire général s’y est mis aussi, il a donné un coup de poing à l’un de nos camarades et lui a cassé ses lunettes, en public. Pourtant, le tract n’insultait personne, il disait juste que nous voulions un syndicat démocratique, un syndicat qui se bat pour le personnel. C’était ça, notre message. Chez nous, il y a un dicton qui dit : « une seule main n’attache pas le paquet ». Il faut être plusieurs pour se battre. Nous avons des droits, et le droit de les revendiquer.

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Paru dans CQFD n°2 (juin 2003)
Par Mélissa Tomas
Illustré par Jiho

Mis en ligne le 05.06.2003