Poésie politique

Nathalie Quintane : « Il faut que ça secoue »

Quand le réel nous nasse, il faut le désosser, s’en faire une paire de masses et s’en aller fracasser des portes dérobées. Pour ça, la poésie peut aider. Pas toujours, mais ça se tente. La preuve avec la poète Nathalie Quintane, fichtrement vivante, et la mémoire de Nanni Balestrini, disparu en 2019.
Illustration de 20100

Les mots de Nathalie Quintane et Nanni Balestrini portent haut un imaginaire poétique de lutte collective et de révolte politique. Du second, poète italien, militant de l’autonomie ouvrière et cofondateur de l’organisation Potere Operaio1, les éditions La Tempête viennent de publier Chaosmogonie, un recueil inédit. Nathalie Quintane en a écrit l’introduction. L’occasion d’évoquer en sa compagnie cet agitateur intense de la poésie contemporaine et de parler de son œuvre à elle, féroce et grinçante, ludique et singulière.


Quelle place tient l’œuvre de Balestrini dans votre vie, de lectrice et d’auteure ?

« Balestrini c’est d’abord un nom, lointain. Je savais qu’il venait dans les festivals de poésie, à Marseille notamment. Il était en exil, avait quitté l’Italie clandestinement. Son travail je l’ai découvert assez tard, en travaillant sur Chaosmogonie, et j’ai alors lu ce qui avait été publié en France, à commencer par son “roman”, Nous voulons tout2. Un récit basé sur un long entretien avec un ouvrier du Sud de l’Italie, au début des années 1970. Il y raconte en courts paragraphes la trajectoire de cet homme, venu à Milan pour travailler en usine, ainsi que son engagement militant… Aujourd’hui encore, ça reste un livre incroyable à lire. Puis je me suis plongée dans ses écrits poétiques qui sont des documents essentiels pour comprendre “les années d’or”. Si je préfère cette expression au classique “années de plomb”, c’est parce que Balestrini a participé à La Horde d’or, une somme géniale sur les années de l’autonomie italienne3. C’est un montage de documents, d’extraits de tracts, etc. Personnellement, ces écrits me donnent une putain d’énergie ! On sait qu’ils ont eu des phases de désespoir intense dans ce mouvement, Balestrini n’en a pas fait mystère et c’est ce qui est remarquable chez lui : ses textes retranscrivent ces moments tragiques, la fin brutale, puis il se dit “Oh mais c’est pas grave  !”, et il repart. Il y a toujours un moment de reprise chez lui – on n’a jamais le sentiment qu’il tombe dans l’impasse. C’est pour cette raison qu’il a été important pour moi dans ces dernières années, où tout est un peu grave, pour le dire pudiquement… Dans ces moments où il ne faut pas baisser les bras, Balestrini et son travail incarnent une relance, un modèle de vie, pas seulement d’écriture. »

Balestrini écrit que « la poésie doit être une opposition »...

« Il pose cette phrase au début de son travail, très jeune, et c’est une ligne directrice qu’il ne lâchera jamais. Cette opposition n’est pas seulement politique, c’est un rejet global du statu quo sous toutes ses formes – dans la société, dans l’art, dans la littérature. La culture, toujours empreinte de morale bourgeoise, pèse dans ce statu quo, si bien que lorsque Balestrini entame son travail, en essayant de bouger les formes, pour lui la poésie doit être une opposition dans le fond et dans la forme. Il faut que ça secoue : ce qui est dit et la manière dont c’est dit. »

La poésie de Balestrini relève du montage. Comment décrire ce processus ?

« D’autres écrivains l’ont fait avant lui, William Burroughs par exemple, chez qui la visée politique était très claire. Le montage poétique, dans lequel s’inscrit Balestrini, c’est la retranscription. On emprunte, on recopie, puis on coupe, on associe, on répète. C’est un travail d’orfèvre, d’une grande finesse, visant à décaler le sens, à faire avancer le poème en tournant, pour surprendre, pour saisir. La poésie alors ne tient plus qu’à ça, le moment où tu coupes. Balestrini était très fort là-dessus. Quand on est pris comme maintenant dans un flux global d’éléments de langage médiatique, le montage permet de dégager des éléments précis, des traits qui reviennent tout le temps, de s’extraire de ce gloubi-boulga dans lequel on est pris. Ce travail poétique a une visée d’éclaircissement politique. J’en ai d’ailleurs entamé un sur les discours de Macron période Covid ! »

« d’abord il n’y a rien et puis tout à coup
tout était prohibé sclérosé corporatif
puis tout à coup arrive quelque chose
plan fixe sur quelqu’un qui fait quelque chose
confus incohérent délibérément saugrenu
on doit pouvoir tout faire il n’existe pas de limites »

(Nanni Balestrini, Chaosmogonie)

Ce travail sur le montage, vous l’avez appliqué à votre dernier livre, Les Enfants vont bien 4. Pourquoi ?

« Les Enfants vont bien est la suite directe d’un Œil en moins5, un livre dans lequel je parlais de Nuit Debout et qui se prolongeait sur l’installation, suite au démantèlement de la jungle de Calais, d’un Centre d’accueil et d’orientation (CAO) de réfugiés, dans un village du Sud pas loin de chez moi. J’y suis allée pour aider, donner des cours de français et il y a des choses qui m’ont frappée. En adoucissant l’inacceptable de par notre implication bénévole, on perpétue malgré nous une situation terrible. Ça a soulevé des questions et durant l’écriture de ce livre, je me suis dit : “C’est pas suffisant.” La forme narrative atténue la violence de ce qui est fait aux réfugiés, la maltraitance, l’hypocrisie. L’idée d’un livre de montage de citations est apparue comme la forme ad hoc pour rendre compte de la violence qu’ils rencontrent en France. »

Comment avez-vous procédé ?

« J’ai commencé à m’intéresser aux propos des politiques, Hollande puis Macron – je ne fais pas de coupure entre les deux – ainsi que tous les ministres de l’Intérieur qui ont défilé, sur le sujet des réfugiés. J’avais les mails de l’association gérante du CAO, les articles de la presse locale sur les réfugiés, les textes de loi... J’avais aussi la boucle des mails du Réseau éducation sans frontières. Et eux, ils sont en opposition, au sens balestrinien : ils font entendre un autre son de cloche, qu’on entend peu, et que j’ai matérialisé en usant d’une toute petite police d’écriture, en bas de page. La parole des réfugiés n’est presque pas retranscrite, sauf une phrase terrible : “Dans un tunnel, on ne peut pas s’échapper.” Eux, ce sont les invisibles, les disparus. Et leur invisibilisation dans le livre souligne encore plus, par contraste, l’indécence des paroles des politiques. »

« Mais qui a sucé la substance blanche de nos cerveaux à la paille, durant toutes ces années  ? »
(Nathalie Quintane, un Œil en moins)

Dans un Œil en moins, une phrase percute. Parlant du pouvoir, vous écrivez : « L’important, c’est que le réel ne soit pas remarqué. » Comment la littérature et la poésie peuvent-elles nous aider à remarquer ce réel ?

« Si j’ai commencé à écrire, c’est d’abord parce que je voulais m’élever contre la puissance du déni, et pas seulement celui des politiques. Les gens ne veulent pas voir ! Je pense à Rimbaud : “Je suis rendu au sol, avec un désir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre...6 Et ensuite il se relève et repart, comme Balestrini. C’est notre devoir, cette réalité rugueuse à étreindre. Mais attention, ça n’est jamais évident : une écriture simple, transparente, accessible, qui pense que décrire suffira, c’est un leurre. On peut essayer, comme dans un Œil en moins qui est un livre direct, mais le résultat n’est pas toujours pertinent ni efficace. Il faut chercher, trouver, une forme qui va faire péter les choses. C’est ça la poésie, faire exploser le déni. »

Michele Zaffarano, contemporain de Balestrini, salue sa mémoire par ces mots : « La chose la plus importante qu’il ait jamais accomplie, c’est tout ce qu’il a organisé, le lien qu’il faisait, il t’aidait à t’aider. » Un Œil en moins y fait écho et accorde une place importante au collectif…

« L’histoire de la poésie, c’est des dynamiques de groupe. J’ai commencé à écrire, et ainsi à sortir de la solitude, parce que j’ai rencontré des gens. On se voyait, on faisait des revues et je ne conçois pas ce travail sans échange : publications, lectures publiques, discussions. Impossible de se retrouver isolé maintenant, ce n’est pas négociable. Le collectif c’est ce qui fait redémarrer le moteur.

Si j’ai pris en notes Nuit Debout, c’était par peur qu’on minimise ce qu’il se passait, que la parole du pouvoir et de ses relais médiatiques l’efface. Ce qu’on peut faire, nous qui écrivons, c’est contrer cette tentative d’effacement. Et je voulais noter aussi pourquoi ça pouvait foirer, ce qui faisait barrage, quels empêchements on avait. Ne pas simplement chanter le mouvement social, mais dire aussi pourquoi, par moments, ça ne marche pas. C’est un manuel en fait. Les écrivains et les poètes peuvent aussi écrire des livres pratiques ! »

Propos recueillis par Frédéric Peylet


1 « Pouvoir ouvrier ».

2 Éditions Entremonde, 2012.

3 La Horde d’or. Italie 1968-1977, éd. de l’Éclat, 2017. À ce sujet on peut se reporter à l’article « Comment se fait-il que ces salauds d’ouvriers ne font-ils pas ce que dit le Parti ? », disponible sur le site de la revue Jef Klak.

4 Éd. P.O.L, 2019.

5 Éd. P.O.L, 2018.

6 « Adieu », issu du recueil une saison en enfer.

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1 commentaire
  • 21 décembre 2020, 13:10

    Pauvres, récemment condamné.e.s pour vol, loin de toute bibliothèque, ... , à vous et d’autres, offrez de belles lectures : Nous voulons tout, de Nanni Balestrini est publié chez Entremonde qui donne accès au pdf du texte du livre https://entremonde.net/nous-voulons-tout ; La Horde d’Or est publié aux éditions de l’Éclat, son contenu est également disponible en ligne http://ordadoro.info

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