Karamba et les autres

Migrants : pas un problème mineur

Sans toit, hébergés par des solidaires ou dans des centres provisoires, les mineurs isolés étrangers font l’expérience crue de la France. Au bout du chemin, la galère continue.

« Je regrette presque la rue », a lâché Modou1 à Carole, prof solidaire qui lui conseillait de retourner au centre Francis de Pressensé pour ne pas y perdre sa place. « Là-bas, on est oubliés. » Logés à la va-vite dans cet ancien dispensaire par le conseil départemental des Bouches-du-Rhône (CD13) pour mettre fin à l’occupation de l’église des Augustins en novembre 2017 2, 65 adolescents s’y morfondent depuis. La provisoire mise à l’abri reste rudimentaire. « Au début, on devait se laver dans un camion garé sur le trottoir », se souvient Youssouf. « Les sanitaires sont maintenant installés dans une seule et même pièce, WC et douches côte à côte, sans cloisons », précise Carole. Juliette, du collectif El Manba, ajoute qu’il n’y a plus d’eau chaude après cinq ou six douches.

« Depuis novembre, seuls dix d’entre eux ont été placés en foyer. Et plus aucun depuis janvier. » Pourtant, la prise en charge d’un mineur ne saurait se limiter à un toit et un casse-croûte. Scolarisation et suivi psychologique font partie des droits de l’enfance, surtout quand on a traversé Sahara, Libye et Méditerranée dans des conditions d’extrême précarité. Au début, les jeunes dormaient sur des lits de camp. On leur donne aujourd’hui un sandwich ou une pizza à midi et un repas chaud le soir. Un ticket de bus est octroyé à ceux qui vont à l’école. Ceux qui n’ont pas encore été soumis par l’Addap13 à une « évaluation socio-éducative » sont livrés à eux-mêmes. Les vêtements distribués sont souvent usés, trop petits ou trop grands. Il n’y a pas non plus d’argent de poche, ni de crédit téléphonique pour appeler les siens au pays.

Un jeune a craqué

La frustration occasionnée par ce purgatoire qui s’éternise et l’angoisse d’atteindre l’âge d’être expulsable ne peuvent que provoquer des tensions. Juliette insiste également sur le poids de la désillusion : « Après les dangers, le dénuement et l’incertitude vécus sur les routes, ces ados subissent une forme de décompression une fois qu’ils arrivent là où ils imaginaient trouver asile et protection. »

Par Yohanne Lamoulère.

Vendredi 20 avril, un jeune a donc craqué. Après avoir reçu une mauvaise nouvelle du pays, il a saisi une chaise et l’a lancé contre un lavabo, avant de s’attaquer à une glace, puis à une vitre. Les éducateurs de l’Addap13 (qui gère le lieu) ont alors appelé la police, qui l’a menotté et placé en garde à vue « comme un délinquant ». Scandalisés, ses camarades ont manifesté dès le lendemain matin devant le centre, brandissant deux pancartes : « Libérez notre frère ! » et « L’Addap13 nous a fatigués ». France 3 ayant envoyé une caméra, des représentants du CD13 sont venus négocier le retrait des jeunes en promettant des solutions. « On fait le maximum », assuraient-ils sur un ton conciliant. Jugé en comparution immédiate, le jeune a été rappelé à l’ordre pour « bris de matériel » et éloigné de Pressensé. Il devra être suivi par un éducateur spécialisé pendant deux mois, au terme desquels il repassera devant le juge. Ses camarades affirment qu’il n’a rien de violent, que ce pétage de plombs aurait pu arriver à n’importe lequel d’entre eux.

« L’éducatrice m’a dit que je devais m’estimer heureux de dormir sous un toit  », témoigne l’un des hébergés. « À Pressensé, les éducateurs sont souvent de simples stagiaires, explique Juliette. L’Addap13 joue un rôle ambigu. Elle reproche au collectifs militants de marcher sur ses plate bandes et déconseille aux hébergeurs bénévoles de scolariser les gamins sous prétexte qu’il vaudrait mieux qu’ils ne s’enracinent pas trop, vu qu’ils sont appelés à être ventilés ailleurs... » Les jeunes constatent surtout qu’il n’y a pas d’écoute et que règne une gestion du quotidien a minima.

Test osseux invalidé

Ailleurs en France, des départements en manque d’infrastructures font le choix de s’appuyer sur les hébergeurs bénévoles, leur remboursant une partie des frais. Ce n’est pas le cas des Bouches-du-Rhône, où Martine Vassal (Les Républicains), présidente du conseil départemental, préfère esquiver. Saura-t-on un jour combien de ces jeunes à la dérive auront survécu aux aléas de la rue et à cet abandon institutionnel grâce à la solidarité informelle et aux réseaux militants ? Sans doute plusieurs dizaines localement. Et des centaines à travers tout le territoire national.

Dans son n° 163, CQFD racontait l’histoire rocambolesque de Karamba, jeune Guinéen « déminorisé » après un test osseux et laissé à la rue en plein hiver creusois. Son affaire a depuis connu des rebondissements. Après son retour à Marseille, et malgré l’avis favorable de la juge des enfants, le département a voulu se défausser en demandant une « mainlevée de placement ». Il vient de se faire sèchement rappeler à l’ordre par le Défenseur des droits, Jacques Toubon, saisi par l’avocate de Karamba, Me Quinson. Dans une lettre de sept pages, ledit Toubon dénonce l’usage abusif d’une radiographie de l’avant-bras peu fiable pour déterminer l’âge du garçon, alors même que des documents d’état civil guinéens certifient qu’il n’a pas encore dix-sept ans. S’appuyant sur ce constat, la juge des enfants a réitéré sa mise en demeure pour que Karamba soit enfin pris en charge. Plus d’un an après son arrivée à Marseille…

« Comment veux-tu qu’un État qui rogne sur tous les budgets sociaux s’occupe humainement de gamins sans papiers ? », s’interroge une hébergeuse solidaire. La question se pose. Et si on ne se laisse pas aveugler par la pernicieuse mise en concurrence des pauvres, on réalise que c’est la même déshumanisation qui menace tout aussi bien le petit vieux maltraité en Ehpad que l’adolescent africain fraîchement débarqué.


1 À part celui de Karamba, tous les prénoms ont été changés.

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