Méga-yachts, méga-plantade

La grande plaisance a le vent en poupe. Cherchant à s’implanter en Méditerranée, un consortium américano-émirati de yachting a jeté son dévolu sur un quai de Sète (Hérault). Mais c’était sans compter sur la rétivité du populo local.

Ils sont jeunes et ils ont la banane. Normal : ils viennent de remporter un premier round face à la région Occitanie et au port de Sète. Alors ce jour-là, chez « Maryse et Lulu », bar historique de Sète, chacun lève son verre. Jean-Luc, conseiller municipal d’opposition, rend hommage à Lulu, décédé en 2014 : « Il ne faisait pas que tenir ce bistrot, il promenait aussi les chiens des prostituées. Il avait d’ailleurs très à cœur les intérêts de ces dames. En pleine guerre du Vietnam, une flotte américaine a fait escale à Sète. Des manifs de protestation ont éclaté dans tout le département, avec des cortèges affluant des routes d’Agde et de Montpellier et convergeant ici, direction le port. Les gens criaient : “ US go home US go home ! ” Mais à l’angle de cette rue, les mères maquerelles du quartier, menées par Lulu, ont organisé une contre-manifestation en scandant “ Droit au travail, laissez-les débarquer ! ” » Une histoire absolument authentique, certifie l’élu communiste en éclatant de rire.

À ses côtés, Laura, Carmen, Gabriel et Natan du collectif « Une marina – Pour qui ? Pourquoi ? » viennent eux aussi de renvoyer les Ricains dans leurs cordes. Ce n’était pourtant pas gagné. Début octobre, un article du Midi Libre, pompeusement titré « À Sète, méga-yachts et méga-retombées financières », informe le peuple sétois de la future privatisation du quai d’Alger, destiné à servir de garage à bateaux de luxe pour une palanquée de milliardaires. Une opération gagnant-gagnant, selon le quotidien. Sète n’étant pas Saint-Tropez, les richards de la planète y parqueront leurs joujoux à moindre prix. D’où une plus-value touristique et des créations d’emplois censées profiter aux habitants de « l’île singulière »1.

Soutenue par les pouvoirs publics, cette future tartine de bonheur est beurrée par un consortium de poids : IGY Marinas, société américaine implantée en Floride, et la boîte P&O Marinas, filiale du groupe émirati Dubaï Ports World. Pour les sceptiques, une image de synthèse évoque ce futur aménagement paradisiaque : l’alignement cul à quai d’une dizaine de yachts blancs comme des dents de requin, avec piscine, piste d’atterrissage pour hélicoptère et complexe sportif. Faste and furious, n’est-il pas ?

Dior et Gucci à la baille

L’annonce suscite une première coalition. « Quand on a pris connaissance du projet par la presse, on s’est réunis à quelques-uns, résume Natan. Et on s’est lancés dans un travail de documentation et de collecte d’informations, avant de créer un collectif citoyen. » Pique-niques sur le quai, réunions publiques, collages, tractages. Le collectif met en œuvre un modus operandi où riverains, militants, acteurs portuaires et autres pékins apprennent à se connaître et affûtent leur argumentaire. Au cinéma le Comoedia, on projette le film La fête est finie2, qui aborde le thème de la gentrification à Marseille. « L’idée était de lier le projet de marina de luxe à la transformation de la ville, explique Laura. De sensibiliser les gens venus défendre le quai d’Alger à la question plus large de la gentrification de Sète. Ça a marché, on a fait salle comble. » Sollicitée, la mairie ne bouge pas un orteil. Pas vraiment un scoop pour qui connaît l’obsession du maire de droite François Commeinhes pour une montée en gamme de la ville. « Sète est cernée de projets de transformation urbaine (rénovation de la gare, de l’entrée Est de la ville, etc.), qui ont vocation à attirer des populations aisées », résume Laura.

Par Pirikk.

L’argument des « méga-retombées financières » a d’abord séduit les habitants, rappelle Gabriel. Mais la donne s’est inversée grâce au boulot d’investigation et de contre-propagande du collectif. La jauge des 300 emplois promis est tellement revue à la baisse qu’elle finit par faire du rase-mottes. Le risque de pollution marine par hydrocarbures et eaux usées, très sous-estimé et qui pourrait menacer jusqu’au fragile équilibre de l’étang de Thau, trouve par contre un large écho dans la population. Quant à la prétendue manne d’un tourisme de luxe, elle provoque une flambée d’urticaire chez tous ceux qui n’ont pas envie de voir leur rue bardée d’enseignes Dior et Gucci. Cerise sur le caviar, la confiscation du quai d’Alger, lieu de promenade et de rencontre, finit de dresser le tableau d’une énième dépossession territoriale au profit d’une upper class toujours plus arrogante. Gabriel : « Au fur et à mesure des discussions et des distributions de tracts, on a vu les gens changer d’avis. Un vrai retournement de l’opinion. Le 31 janvier, lors de la réunion publique avec le port de Sète, il n’y avait plus que 50 personnes sur 350 pour soutenir le projet. »

Le 14 mai, Carole Delga, présidente de région, et notre Jean-Claude Gayssot national3, promu président du conseil d’administration du port de Sète-Frontignan, font un premier pas en arrière. Le projet de marina « à forte valeur ajoutée » est délocalisé au bassin d’Orsetti. On passe d’une vitrine des méga-yachts à une petite relégation d’arrière-plan. Trois jours plus tard, le collectif « Une marina – Pour qui ? Pourquoi ? » donne rendez-vous quai d’Alger pour une conférence de presse. Face à eux : deux localiers du Midi Libre, un journaliste du site lemouvement.info4 et le soussigné. Laura lit un communiqué dans lequel le collectif se félicite de cette première victoire : « Rappelons que si nous ne nous étions pas mobilisés, si nous n’avions pas interpellé les habitants et les élus, ce projet aurait été mené sans aucune réunion publique, sans aucune consultation, avec une information minimale des habitants, pourtant les premiers concernés par ses conséquences. »

La revanche des « quaidistes »

Reste que si la préservation du quai d’Alger est acquise, la lutte contre la marina de luxe continue. Philippe Malric, du Midi Libre, demande alors sur quels axes le collectif compte rester vigilant. « On a protégé le quai d’Alger parce que c’était le sujet majeur, répond Gabriel. Mais d’autres questions restent en suspens. On attend toujours l’étude sur les impacts environnementaux. Et puis, dans son communiqué, la région parle de projet structurant, de diversifier les activités du port : on aimerait bien savoir ce qu’il y a derrière ces mots. »

Malric tente de clore l’affaire : « Vous êtes quand même moins dérangés par le déplacement de la marina à Orsetti... » Laura monte au créneau : « On le vit comme une première victoire. Mais insinuer que le projet nous gênera moins s’il voit le jour un peu plus loin revient à minimiser notre lutte. Nos revendications n’ont pas changé, on reste mobilisés. » Et le collectif de rappeler au journaleux qu’il a mis le feu aux poudres en publiant son papier aux ordres – « À Sète, méga-yachts et méga-retombées financières ». Grimace du concerné. « Et finalement, plusieurs mois après, on en arrive à quoi ?, questionne Gabriel. À une décision de bon sens : le projet est déplacé. » L’envoyé de lemouvement.info en rajoute alors une couche, félicitant le collectif et taclant la presse servile : « Non seulement vous avez développé une nouvelle façon de faire de la politique en lien avec la cité, mais vous avez aussi mené un travail d’investigation que ne fait plus la presse quotidienne régionale. » Le tandem du Midi Libre se crispe. Prêt à quitter les lieux.

Sur le bout de trottoir qui tient lieu de terrasse au bar « Maryse et Lulu », Laura se souvient de la rencontre du collectif avec les dirigeants du port : « Ils n’avaient pas prévu qu’on ait des questions précises et un argumentaire à leur opposer. Ils pensaient nous consacrer une demi-heure, on est restés deux heures et demie. » La taulière du bar sort féliciter la bande. Tout le monde sourit. « Malgré le déplacement du projet, les riverains du quai d’Alger restent décidés à lutter », souligne Natan. Après l’annonce de l’arrêt du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, Gabriel se souvient avoir lu dans la presse une tribune dénonçant ces gens contestant le droit de bétonner en paix : « On nous a traités de minorité gueularde, de “ quaidistes5 ”. La presse locale s’est montrée très dédaigneuse. Un vrai mépris de classe. Mais nous, on a juste agi sur notre lieu de vie. »


1 Selon les mots de Paul Valéry.

2 Documentaire du réalisateur Nicolas Burlaud, membre du collectif Primitivi.

3 L’ancien ministre de Jospin est né à Béziers (Hérault).

4 Média d’information en ligne indépendant basé en Occitanie.

5 Contrepoint portuaire du zadiste.

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