Introduction du dossier / n°207

Médias : Les saigneurs de l’info

Une introduction en forme de tour d’horizon médiatique un chouïa accablé...
Illustration de Théo Bédard

« Je voudrais dire à mes grands-parents qui allument CNews innocemment, comme il y a quelques années ils l’auraient fait d’une cigarette  : attention, danger. » (Julia Cagé, Pour une télé libre contre Bolloré1)

Sûr, on pressentait que cette campagne présidentielle 2022 serait sale et son spectacle médiatique bien moche à contempler. Mais on est quand même atterrés par la dégueulasserie du bazar ambiant, avec théorie du Grand remplacement en embuscade et Cyril Hanouna, le présentateur de C8 amateur de clashs identitaires, en ambianceur de débats politiques… Face à cette mer d’infos démontée par des vents mauvais et grouillante de requins en maraude, on hisse le drapeau rouge : attention, baignade dangereuse.

Certes, on n’est pas les premiers à tirer le signal d’alarme, et on ne sera pas les derniers. Déjà en 2009, dans Médias, la faillite d’un contre-pouvoir (Fayard), deux journalistes, Philippe Merlant et Luc Chatel, dressaient ce constat : « La critique des médias d’information connaît un succès grandissant […], mais elle ne suffit pas à contrecarrer les tendances dominantes dans la sphère médiatique : marchandisation de l’information, concentration aux mains d’empires industriels, prime au spectaculaire et au sensationnalisme, phénomènes de désinformation en série […]. Tout se passe comme si la critique ne faisait qu’effleurer le système. »

Une décennie plus tard, cette critique est plus que jamais d’actualité : la concentration en question n’a fait que s’aggraver et on a depuis assisté au développement toxique des chaînes d’info en continu, lesquelles affichent des audiences croissantes et une présence envahissante sur les réseaux sociaux. Ajoutons à ça le conglomérat en passe de se créer au sein de l’édition, avec le rachat probable de Hachette par Vivendi (donc par Vincent Bolloré, ogre multimédia déjà propriétaire, entre autres, de Canal+, Europe 1 et Le Journal du dimanche) qui constituerait un groupe archi dominant2. Oui, alors que les événements s’enchaînent, tout renforce le sentiment de planter des fléchettes en mousse sur un molosse affamé dont la laisse n’est plus désormais tenue par le seul pouvoir politique, mais par ce que le libéralisme économique des milieux d’affaires produit de plus carnassier.

Dernier exemple en date : la bataille qui se joue du côté de Marseille pour le rachat du quotidien régional La Provence, et qui oppose deux milliardaires : Xavier Niel, déjà propriétaire, entre autres, de Nice-Matin et actionnaire du Monde ; et Rodolphe Saadé, à la tête de l’armateur marseillais CMA-CGM, n° 3 mondial du transport de conteneurs et nouveau venu dans le Monopoly des médias. D’une grande complexité, l’affaire occupe à plein temps quelques magistrats du parquet de Bobigny. On en retiendra un élément emblématique du temps présent : comme le révèle un article de Mediapart, dans le cahier des charges de l’appel d’offres, « il est consigné noir sur blanc que le critère social ne compte pas, pas plus que l’indépendance des rédactions, et que le seul critère qui sera pris en compte est financier 3 ». Le pouvoir du chéquier est le nouvel ordre médiatique.

Face à cette grande sarabande des médias, ce jeu de pouvoir et d’influence, où quelques Télétubbies maléfiques se disputent le magistère de l’information française et donc la fabrique de l’opinion, on a parfois l’impression de ne pas faire partie de la même histoire. Journal indépendant, engagé et plutôt marginal en termes de ventes (environ 4 000 exemplaires écoulés chaque mois), fabriqué avec des moyens comparativement dérisoires (cinq salariés4 dont un contrat aidé, tous à temps partiel), CQFD ne vit clairement pas dans le même monde que Le Parisien, et encore moins dans celui de BFM. Et pourtant, outre qu’on peut se prévaloir d’une déontologie supérieure à celle de bon nombre de mass media (fastoche), on se démène pour exister dans ce monde. On produit de l’information, on la diffuse, on se bat pour qu’elle existe. À notre échelle, évidemment. Mais on ne peut se contenter d’un regard lointain sur les géants qui la tripatouillent à leur sauce, comme si l’on vivait sur une autre planète.

C’est en partie pour cela qu’on a eu envie de faire ce dossier « Attention danger médias ». Parce qu’on estime que la diffusion de l’information est de facto politique et qu’il est essentiel de ne pas l’abandonner à la portée de quelques milliardaires réactionnaires. Et parce qu’on a envie de rappeler que tout n’est pas noir, qu’il existe des alternatives à la chape de désinformation qui enfle comme une montgolfière dans le ciel de 2022. Car c’est bien d’un combat dont il s’agit. Et dans celui-ci, comme d’autres canards indépendants et militants, nous prenons clairement position. une forme d’engagement qui ne nous empêche nullement de faire notre boulot en respectant les règles de base du journalisme. Ce que rappelle très bien le journaliste Taha Bouhafs [lire p. VIII] dans un récent ouvrage, fort recommandé, Ceux qui ne sont rien5 :

« Pourquoi dit-on de moi que je suis militant ? Militant parce que mon travail ne va pas dans le sens des puissants ? Parce qu’il ne correspond pas aux récits dominants ? »

Cette propagande du pouvoir, attisée par une inédite concentration des médias dans les mains de quelques-uns, on en parle longuement en début de ce dossier, via un tour d’horizon de la situation actuelle [pp. II & III]. Propagande toujours : si en 2004, Patrick Le Lay, alors patron de TF1, se targuait de vendre « du temps de cerveau humain disponible » à Coca-Cola, les plateaux de trop de talk-shows offrent désormais du facho à toutes les sauces [p. IV]… Critiquer cette propagande demande une certaine pugnacité et il y a heureusement dans le paysage contemporain quelques vigilants qui nous requinquent et nous fournissent des armes : l’association Acrimed (Action-Critique-Médias) propose des analyses de fond pour démonter les pratiques et discours des médias dominants à l’encontre des mouvements sociaux [p. V] ; à Calais, où il s’est installé pour couvrir au plus près du terrain la situation des personnes exilées, le photojournaliste Louis Witter produit un travail essentiel [pp. VII & VIII ; en Occitanie, les collègues de L’Empaillé se sont attaqués à Jean-Michel Baylet, magnat de la presse quotidienne régionale [p. VI] ; tandis que, du Québec, nous vient un regard intersectionnel percutant sur les médias dominants [p. V].

Oui, il y a urgence. Mais on est encore en position de le crier. Et on n’est pas les seuls à être habités par ce mot d’ordre qui très tôt a surgi du local de CQFD : « Mordre et tenir ». •

***

* Big up à tous les copains et copines de la presse libre et indépendante qui se reconnaîtront dans ce combat !


1 Seuil, 2022.

2 La réunion de Hachette et Éditis (filiale édition de Vivendi) représenterait 74 % de part de marché de l’édition scolaire, 83 % du parascolaire, 78 % de la littérature en poche ou encore 50 % des livres pratiques et de loisirs, et plus de la moitié de la diffusion-distribution. Voir « Rapprochement Éditis-Hachette Livre : Bolloré provoque un séisme dans l’édition française », Le Monde (27/01/2022).

4 Et une brigade de bénévoles, au clavier et aux dessins, sans qui ce canard n’existerait pas.

5 Coéd. La Découverte/Les Nouvelles vagues, 2022.

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CQFD n°207 (mars 2022)

Dans ce numéro de mars aux belles couleurs roses et rouges, un dossier sur « les saigneurs de l’info », mais aussi : une terrible enquête sur les traces d’un bébé mort aux frontières près de Calais, un voyage au Caire en quête de révolution, un stade brestois vidé de sa substance populaire, un retour sur les ronds-points jaunes, une gare en péril, des cavales, des communards pas si soiffards...

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Paru dans CQFD n°207 (mars 2022)
Dans la rubrique Le dossier

Par L’équipe de CQFD
Illustré par Théo Bedard

Mis en ligne le 04.03.2022