Épidémie de murs

« Les pays européens se sont habitués à la violence contre les migrants »

Entretien avec le spécialiste des migrations et géographe Olivier Clochard, qui retrace des décennies de faillite généralisée de l’Europe concernant l’accueil des migrants.
Photographie de Louis Witter. Légende : Des jeunes marocains tentent de franchir les barrières du port de Ceuta, qui mènent aux ferries à destination de l’Espagne. Le 17 février 2019 à Ceuta, Espagne.

Olivier Clochard est géographe au CNRS, spécialiste des migrations. Depuis des années, il opère un travail critique des politiques européennes en la matière, et a notamment publié au début des années 2000 la première carte des morts aux frontières de l’Europe. Il a également dirigé l’impressionnant travail de documentation qu’est l’Atlas des migrants en Europe1. Dans cet entretien, il dresse le portrait d’une Europe toujours plus cadenassée, semant violence et mort à l’encontre des personnes en exil tentant de la rejoindre.

Les politiques européennes en matière de migration donnent l’impression d’un processus de durcissement accéléré, tout en s’inscrivant dans un temps long…

« Cette situation s’est développée à la fin des années 1990, avec la mise en place de l’espace Schengen et la communautarisation des politiques d’asile et d’immigration. Il y a eu à partir de cette époque un renforcement des contrôles, notamment aux frontières extérieures de cet espace. Une politique qui ne concernait plus seulement l’intérieur de l’Europe mais également l’espace méditerranéen, provoquant de plus en plus de décès : noyades dans des rivières et fleuves frontaliers comme l’Évros à la frontière gréco-turque, morts par hypothermie dans les massifs montagneux ; et puis de nombreux naufrages, devenus malheureusement une banalité. Cela a mené à cette séquence terrible en 2015, où plusieurs bateaux chargés de centaines de personnes ont sombré en Méditerranée. De 2014 à 2016, le bilan dans la partie centrale de cette mer s’élève à plus de 12 000 personnes noyées.

Cette récurrence des naufrages est désormais entrée dans une forme de normalité, très inquiétante. De manière générale, les pays européens se sont habitués à la violence à l’encontre des migrants. Au début des années 2000, c’était plus discret mais pas moins violent, à l’image de policiers marocains crevant avec des couteaux des bateaux pneumatiques en pleine mer. Aujourd’hui, nous avons affaire à une violence assumée. Par exemple avec le cas des 19 migrants morts de froid après avoir été refoulés et dépouillés de leurs habits à la frontière grecque, en février dernier. Des cas graves qui ne suscitent pas de réaction – hormis de la part de certains médias, ONG et militants tentant d’interpeller les responsables, sans effets.

Il faut en tout cas acter qu’il y a désormais une certaine acceptation de la brutalité. Certes, cela ne se voit pas vraiment dans les textes européens, où la question des renvois et des refoulements s’exprime de manière feutrée, euphémisée. Sur le terrain, par contre, ça se décline de manière très brutale. Il y a de multiples cas. Par exemple les pushbacks en mer Égée, où des agents des forces de l’ordre tapent avec des perches sur les personnes dans les navires. Nous pourrions aussi mentionner ce qui se passe à Calais, avec des expulsions presque quotidiennes et où, devant l’important renforcement des contrôles frontaliers, les exilés tentent la traversée du détroit sur de frêles embarcations, conduisant là aussi à de nombreux naufrages. Ce sont des choses que je croyais impensables jusqu’il y a peu. En 2015 encore, il y avait une certaine attention à ces questions, bien symbolisée par le film Welcome de Vincent Lindon (2009), mettant en scène une approche humaniste de la question calaisienne. »

Il semble qu’il aurait pu y avoir un changement de cap en 2015, avec l’Allemagne ouvrant ses portes et la médiatisation de la mort du petit Aylan Kurdi. Or c’est l’inverse qui s’est passé…

« Étant donné la guerre en Syrie qui durait depuis quatre ans, on aurait certes pu penser qu’il y aurait une véritable prise de conscience, similaire à ce qu’on a récemment vu avec l’Ukraine. Ça n’a pas été le cas. Et on s’est contenté de poursuivre la politique sécuritaire liée à la communautarisation des politiques européennes d’asile et d’immigration, avec notamment une augmentation importante des barrières (Ceuta, Melilla, frontières entre la Turquie et la Grèce ou la Bulgarie, etc.) et des moyens de contrôle technologiques (drones, enregistrement des empreintes digitales, etc.). Depuis le début des années 2000, des entreprises privées sont à la manœuvre pour profiter de ce marché juteux. La Commission européenne a ainsi proposé dès 2002 la mise en place d’un groupe de recherche européen sur la sécurité, chargé de travailler sur “la gestion intégrée des frontières” des états membres. Et en 2004, on a fait appel à diverses entreprises comme Airbus et Thales en France, Ericsson en Suède ou Indra en Espagne, qui participent à la conception des technologies évoquées précédemment. Tous participent à ces recherches, promeuvent intensément l’idée de la nécessité d’un contrôle renforcé, avec un fort lobbying auprès des instances européennes. Et tout cela est mené de manière relativement opaque. Cela conduit à un effet boucle, avec application de ces mesures dans tout l’espace européen, sans aucune prise en compte des recherches sur les migrations. La critique n’existe pas.

Et pourtant, comme le montre l’exemple de la situation migratoire autour du mur entre la Serbie et la Hongrie, les gens passent quand même. Au fond, les murs et leur attirail technologique ne sont pas très efficaces, et contribuent simplement à rendre encore plus dure l’existence des personnes exilées. Je me souviens d’avoir participé en 2015-2016 à un groupe de travail diligenté par le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve et censé proposer des pistes pour améliorer la situation migratoire à Calais. Avec la sociologue Karen Akoka, nous avions posé cette question : est-ce qu’il ne faudrait pas commencer par faire un bilan des politiques menées depuis près de quinze ans, notamment sur le plan financier ?

« Au fond, les murs et leur attirail technologique ne sont pas très efficaces, et contribuent simplement à rendre encore plus dure l’existence des personnes exilées. »

Notre requête n’a pas été acceptée. Et c’est pareil dans toute l’Europe : on investit énormément d’argent dans des dispositifs de contrôle sans se soucier des effets, notamment sur les principaux concernés, mais aussi sur la constitution de réseaux de passeurs toujours plus puissants – plus il y a d’obstacles, plus ils sont nécessaires. On ne prend jamais ça en compte. Ni l’aspect moral, ni l’aspect financier. Et on poursuit la mise en place de ces dispositifs, alors même que les gens continuent d’arriver et sont maintenus dans des conditions très difficiles. »

Photographie de Louis Witter. Légende : Dans les blocs de béton du port dorment tous ceux qui ne vont ni au centre pour mineurs, ni au centre pour majeurs. Zakaria se réveille aux alentours de huit heures. Pour se laver un peu, il récupère de l’eau de mer dans un petit seau. Le 22 février 2019 à Ceuta, Espagne.

Dernière évolution inquiétante, la décision du Royaume-Uni d’externaliser les demandes d’asile au Rwanda...

« En fait, c’est une idée ancienne. En 1986, le Danemark avait déjà avancé une proposition similaire devant les Nations unies, reprise en 1994 par les Pays-Bas dans un cadre intergouvernemental. Mais ces deux intentions étaient restées à l’état de projet. Cette volonté de déléguer le traitement de l’asile à d’autres pays que celui où est la personne trouve aussi ses origines dans la convention de Dublin de 1990, transformée en règlement en 2003. Ses dispositions répondent à l’obsession des États de renvoyer les requérants dans le pays par lequel ils sont entrés en Europe. Cette réglementation engendre un fort déséquilibre entre États et prend très peu en compte les projets de vie des personnes.

Cette idée, remise à l’ordre du jour par le Royaume-Uni, a été plusieurs fois proposée par le passé, notamment en 2003, avec déjà les Britanniques aux manettes, suggérant que les migrants soient renvoyés dans des camps à l’extérieur de l’Union européenne (UE). En 2004, les ministres italien et allemand de l’Intérieur ont cherché eux aussi à externaliser la procédure de demande d’asile, en utilisant l’euphémisme “guichet européen de l’immigration”. Aucune de ces tentatives n’a été suivie. Mais elles correspondaient à des coups de boutoir dans les politiques d’asile, de plus en plus forts.

Concernant le Rwanda, il y a aussi eu une construction progressive de son rôle. Je vous renvoie notamment à une note d’actualité du réseau Migreurop, “Protéger et contrôler, les deux visages du HCR[mai 2020]. On y montrait que l’Europe n’accueillait pas de réfugiés touchés par le conflit libyen et que le Rwanda jouait un rôle notable dans le dispositif mis en place par l’UE pour accueillir les étrangers en très grande difficulté dans le pays, en échange de millions de dollars. »

Il y a de plus en plus d’acteurs impliqués et des ramifications d’une complexité assez effarante...

« Oui, les cas sont multiples. De la Libye que l’on paye pour retenir les migrants dans les conditions que l’on sait aux pays dits de “transit”, comme la Serbie, sommés de s’impliquer davantage en échange notamment d’une politique de visas plus favorable pour leurs ressortissants. En tout cas, on s’oriente de plus en plus vers les pays frontaliers de l’UE. Avec une politique européenne de voisinage à partir de 2001. Ou les partenariats pour la mobilité (PPM) mis en place avec la Tunisie, la Moldavie, etc., qui visent à favoriser certaines “migrations choisies”, ce qui induit également l’idée de formaliser davantage l’approche européenne restrictive des migrations. Ou bien l’enchevêtrement d’accords bilatéraux et multilatéraux entre États de l’UE et pays africains. L’idée, c’est qu’on facilite certaine mobilités “choisies” et que, de l’autre côté, on renforce les contrôles migratoires vis-à-vis d’autres personnes qualifiées d’indésirables. »

Dans ce paysage vient s’ajouter le pacte européen sur la migration et l’asile de 2020, que la chercheuse Claire Rodier qualifiait récemment d’ « usine à gaz »

« Ce pacte fourre-tout vient renforcer l’idée de mettre en place de grands centres de transit, comme en Grèce par exemple avec les hotspots, pour opérer des tris entre, d’un côté, celles et ceux que les États consentent à accepter et, de l’autre, celles et ceux que les autorités rejettent, soit en les expulsant de l’UE, soit en laissant les personnes enfermées dans des situations dégradantes et inhumaines. Il est certes rappelé dans ce pacte le “plein respect du principe de non-refoulement” ou plus largement le “respect des droits fondamentaux”. Mais dans le même temps est annoncé le renforcement des contrôles policiers. Si ce pacte n’est pas encore appliqué, il s’inscrit en tout cas dans la droite ligne des politiques de ces trente dernières années. Et il ne va clairement pas vers davantage de simplification…

Reste qu’on en parle moins depuis le début de la guerre en Ukraine, qui a mis en lumière la dimension différenciée des politiques menées – et le racisme latent des mesures appliquées [lire p. VIII]. Si les dispositifs européens mis en place pour les réfugiés ukrainiens soulignent la nécessité de venir en aide aux personnes en quête de protection, ces mécanismes évoquent également des formes de racisme profondément ancrées dans nos sociétés. Par exemple à Calais, la maire Natacha Bouchart (ex-LR qui vient de rallier le président de la République) et la sous-préfecture ont mis à disposition l’auberge de jeunesse pour les réfugiés ukrainiens, alors qu’ils appliquent depuis des années une politique très restrictive à l’encontre des migrants en transit sur leur territoire (évacuation de squats, démantèlement de camps informels, interdiction à certaines associations de fournir de la nourriture, etc.). On a entendu des déclarations écœurantes sur les bons réfugiés ukrainiens. Un journaliste britannique de la BBC a évoqué “des gens avec des yeux bleus et des cheveux blonds”. En tout cas, la procédure de réponse à un “afflux massif” a été mise en place pour l’Ukraine. Ce qui est une très bonne chose. Mais ça n’a pas été le cas dans le passé, par exemple en 2011 avec le Printemps arabe, alors que Malte et l’Italie faisaient des demandes en ce sens. Ni en 2015 avec la crise syrienne ou en 2021 avec l’Afghanistan. »

Le tableau tracé est noir. Y a-t-il des lueurs d’espoirs ?

« Il convient déjà de rappeler qu’il y a beaucoup de gens et d’associations qui mènent un travail critique et humanitaire. On peut espérer qu’à un moment cela produise des effets sur la société, qu’il y ait une vraie réflexion. Et l’exemple ukrainien a montré une chose : quand on veut mettre les moyens d’un véritable accueil, on peut. Mais ces questions ne sont pour l’instant pas prises en compte par les responsables politiques, les seuls sans doute à même de faire changer de cap les politiques migratoires des pays européens.

« L’exemple ukrainien a montré une chose : quand on veut mettre les moyens d’un véritable accueil, on peut. »

En attendant, il y a beaucoup d’outils que l’on peut mobiliser. De mon côté, c’est la géographie. Spatialiser les questions migratoires permet de rassembler des informations et des éléments dispersés dans un texte, de faire prendre conscience d’une situation dont on entend parler par intermittence. Pour la question des morts aux frontières, des camps, des accords, ça apporte quelque chose, ça appuie le développement des analyses critiques. La carte des morts aux frontières de l’Europe que j’avais réalisée au début des années 2000 est toujours actualisée aujourd’hui, notamment par le géographe Nicolas Lambert2, rappelant le coût humain terrible des politiques européennes. »

Propos recueillis par Émilien Bernard

1 Atlas des migrants en Europe – Approche critique des politiques migratoires, Armand Colin, 2017, sous l’impulsion du réseau Migreurop.

2 Voir notamment « Les damné·es de la mer », sur le site de Migreurop (05/02/2021).

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CQFD n°209 (mai 2022)

Dans ce numéro de mai promettant de continuer à « mordre et tenir », un dossier de douze pages sur le murs tachés de sang de la forteresse Europe, avec incursion au nord de la Serbie. Mais aussi : un retour sur les racines autoritaires de la Ve République, une dissection des dérives anti-syndicalistes de La Poste, un panorama de la psychanalyse version gauchisme, une « putain de chronique » parlant d’amour, un éloge du piratage de France Inter, des figues, des utopies, des envolées…

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