Pourquoi il faut mépriser les bourgeois

Les parasites ne sont pas ceux que l’on croit

Sociologue et rédacteur en chef de Frustration Magazine, Nicolas Framont vient de publier Parasites (Les Liens qui libèrent), un ouvrage qui déconstruit les mythes dont nous abreuvent les classes dominantes. Il prolonge ici sa critique des bourgeois et insiste : les vrais parasites, ce sont eux.
Par Slevenn

Jean-Marc dresse de grandes perspectives d’évolution de la filiale qu’il dirige : « Il faut aller vers une premiumisation de nos produits, pour répondre à la montée en gamme de la filière et évoluer ensemble vers une organisation plus flexible, plus transversale, pour sortir du travail en silo qui a trop longtemps marqué la culture du groupe Daslé en France. » Jean-Marc regarde par la grande baie vitrée, au loin, fier du petit effet qu’il croit avoir eu sur ses interlocuteurs. Son PowerPoint brille de mille feux. C’est pour cela qu’il est payé 30 000 euros par mois et détient un bon paquet d’actions Daslé : il sait toujours prévoir le coup d’après et faire évoluer une entreprise et ses collaborateurs vers les défis de demain.

Avec mes deux collègues expertes CSE1, nous nous regardons d’un air entendu. Ce topo, nous l’avons déjà entendu une bonne dizaine de fois. Par d’autres Jean-Marc. C’est la énième rencontre que nous faisons avec un type en veste bleue marine, montre chère, cheveux de riches (vous savez, amenés vers l’arrière). Tous les directeurs financiers de filiales d’entreprises du CAC 40 se ressemblent, autant qu’ils ressemblent à leurs homologues des entreprises étrangères.

Allégorie du « bullshit » patronal

Cette capacité à répéter un discours entendu cent fois comme si vous veniez de l’inventer, est-ce ceci qu’on apprend en école de commerce ? En tout cas, l’aplomb est bien le propre de ces cadres sup’ qui, estimant que leur valeur est proportionnelle à leurs revenus, se croient supérieurs au reste de la population. Dans mon métier de sociologue du travail mandaté par les CSE, j’ai déjà rencontré catégorie plus agaçante : les dirigeants d’entreprises publiques qui ont pour point commun d’avoir fait Polytechnique. Je ne sais pas grand-chose de cette école, si ce n’est qu’elle est l’une des plus élitistes du pays et que chacun de ses étudiants coûte au contribuable sept fois plus cher que leurs homologues de la fac (62 350 euros par an contre 8 790 euros, respectivement2). Je sais aussi que, chaque 14 juillet, ils défilent en uniforme napoléonien. Ma mère a l’habitude de dire, quand quelqu’un n’arrive pas à ouvrir une boîte de conserve ou utiliser correctement un outil, « on voit que t’as pas fait Polytechnique », alors que ce serait précisément le cas d’un polytechnicien : il n’utilise pas ses mains, il fait travailler celles des autres.

Dirigeants d’entreprises privées ou publiques ont donc pour point commun un mépris incommensurable pour leurs salariés et un immense sentiment de supériorité. Lors d’une expertise en conditions de travail, visant à aider les représentants du personnel à contre-expertiser un projet de la direction (un plan de licenciement, un déménagement, une réorganisation des services…), nous rencontrons un échantillon représentatif des salariés impactés et les « sponsors » du projet, c’est-à-dire les membres de la direction qui en sont les promoteurs (pas les concepteurs : un cabinet de conseil est passé par là pour pondre les PowerPoint que commente Jean-Marc avec délice). D’où notre connaissance du bullshit patronal.

Il s’agit bien de bullshit, au sens de propos vains, vagues et sans grand rapport avec la réalité. Car ce dont il s’agit en fait, c’est d’enrober une série de mesures qui ont souvent pour conséquence de renforcer le contrôle sur la vie des salariés pour augmenter leurs résultats et, in fine, améliorer ceux des actionnaires. Mais ce qui est fascinant, c’est la capacité des Jean-Marc de France et du monde à faire comme s’il s’agissait de quelque chose d’autre. Une grande œuvre issue de leur imagination, une vision de l’entreprise de demain qui les mènerait au Panthéon des grands hommes du capitalisme : Henry Ford, connu pour le développement du travail à la chaîne, moins pour son admiration pour Hitler et l’entretien d’une milice interne chargée de casser les genoux des syndicalistes ; Bernard Tapie, fougueux entrepreneur qui a mis en faillite une bonne partie des entreprises qu’on l’envoyait sauver ; et désormais Rodolphe Saadé, plus forte progression française dans le classement Challenges des 500 plus grandes fortunes de France, héroïque entrepreneur qui a travaillé dur pour naître dans la famille de son père, propriétaire de CMA-CGM, le géant du transport maritime basé à Marseille.

Des élites déconnectées mais sûres d’elles

Du haut de la tour CMA-CGM qui surplombe la ville, que se disent Rodolphe Saadé et ses lieutenants ? Qu’ils sont des génies ? De véritables rois ? Qu’ils ont bâti cet empire maritime à la force de leur poignet ? Sans doute. Ce que je trouve le plus ridicule chez les bourgeois, c’est certainement leur propension à nier leur position de classe et l’origine de celle-ci : l’héritage. Parlez avec un bourgeois, un petit bourgeois ou un sous-bourgeois (celles et ceux dont le niveau de diplôme les place dans une position d’intermédiaire bien rémunéré) de sa position de classe, il arrivera toujours à vous débusquer un grand-père mineur, une cousine factrice ou une petite anomalie culturelle qui justifiera sa profonde singularité sociale (« ma mère regardait Les Feux de l’amour avant de filer à l’Opéra »).

Dans le monde du travail, la malhonnêteté intellectuelle de la classe bourgeoise atteint des sommets. Les cadres supérieurs mentionnés précédemment sont persuadés de pouvoir utiliser leurs schémas de pensées préconçus pour analyser et transformer une situation de travail à laquelle, le plus souvent, ils ne comprennent rien. Leur vision de leur propre entreprise est de plus en plus sous-traitée à des cabinets de conseil dont la consigne absolue semble être : « Ne surtout pas demander leurs avis aux travailleurs ». C’est ainsi que l’on se retrouve, au travail, avec des procédures inapplicables, une organisation qui change perpétuellement, de nouveaux slogans pétés qui ne correspondent à rien… Le gouffre est souvent immense entre la vision erronée de celui qui décide et la description claire et pragmatique de ceux qui vivent la situation. Et à la fin, celui qui décide ne sera pas inquiété pour son incompétence. Au moment de la remise du rapport, il passera peut-être, au pire, un moment désagréable face à des représentants du personnel très irrités de sa déconnexion. Mais les bourgeois, qu’ils soient en politique ou en économie, savent que ce procès en déconnexion est le prix à payer des « décisions difficiles » qu’ils prennent pour assurer « la pérennité de notre système social et de notre entreprise » selon la formule consacrée et usée jusqu’à la corde…

Bêtise bourgeoise et mépris

Je me demande toujours, lorsque j’entends un Macron ou un Dussopt débiter ce genre d’âneries : pense-t-il vraiment ce qu’il est en train de raconter ? Croit-il agir dans « l’intérêt général » ou bien sait-il qu’évidemment, il agit cyniquement pour le compte des possédants ? Dans le premier cas, ce serait une preuve de bêtise. Je veux bien croire que les PowerPoint peuvent être un peu hypnotisants, mais il ne faut pas abuser. Dans le second cas, c’est du cynisme… Du pur égoïsme de classe rendu possible par une quantité industrielle de mauvaise foi.

Je crois fondamentalement que la bêtise bourgeoise, liée à une éducation étriquée et mystifiante, tient à cette capacité à croire que ses intérêts et ceux de ses proches sont communs à tous les humains. Ou du moins à tout faire pour ne pas en douter. Ne pas se confronter aux autres, pour commencer, ou alors les autres lointains : les bourgeois voyagent beaucoup et ont vu la « vraie » misère, eux, celles des gens qui n’ont rien et pourtant vous donnent tout.

Le mépris de classe est un puissant moteur de la vie bourgeoise

Puis mépriser, évidemment. Le mépris de classe est un puissant moteur de la vie bourgeoise. Cela consiste à trouver que les membres des classes laborieuses manquent de goût, de panache. Que leur situation subalterne, ils ne méritent finalement pas mieux. Que leur donner une once de pouvoir, ce serait s’exposer au chaos. Le mépris de classe participe de « l’empowerment » bourgeois. C’est ce qui leur donne de la force au quotidien, cette certitude que leur assistante de direction est une gourde et l’employé de leur usine un gros beauf. C’est ce qui soude la légitimité qu’ils se donnent à diriger entreprises et pays.

Alors à notre tour : pour nous sentir plus forts, plus unis et, un jour, capables de mener nous-mêmes notre travail et notre société, rappelons-nous qui nous avons face à nous. Non pas une classe dominante, puissante certes, organisée oui, riche indéniablement, qui dirige à notre place. Mais des individus de chair et d’os. Qui ont un nom, une adresse. Qui sont prétentieux, de mauvaise foi et, oui, même quand ils sont très diplômés, souvent très bêtes. Le mépris de classe qui les rend si forts, retournons-le contre eux.

Nicolas Framont

1 Depuis 2020, le comité social et économique (CSE) remplace plusieurs instances de représentation du personnel au sein des entreprises. Une fusion critiquée par les syndicats, pour qui il s’agit surtout d’une réduction des coûts et d’un gain d’efficacité pour l’employeur, au détriment des représentants du personnel et des intérêts des salariés.

2 « Pourquoi il faut supprimer les grandes écoles », Frustration magazine (13/01/2021).

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CQFD n°218 (mars 2023)

« Moins de super profits, plus de super pensions », « Prenez la thune aux milliardaires, pas aux grands-mères »... Dans les manifs contre la réforme des retraites, ça casse du riche ! Dommage collatéral ? Que nenni ! Alors que les crises se cumulent, les inégalités se creusent toujours plus et les riches se font plaisir. D’où notre envie d’aller voir ce mois-ci du côté des bourgeois. Ou comment apprendre à mieux connaître l’ennemi, pour mieux le combattre évidemment. En hors-dossier, la Quadrature du net nous parle de la grande foire à la vidéosurveillance que seront les Jeux olympiques Paris 2024. Youri Samoïlov, responsable syndical, aborde la question du conditions de vie des travailleurs dans l’Ukraine en guerre un an après le début de l’agression russe. Avec Louis Witter, on discute du traitement des exilés à Calais à l’occasion de la sortie de son livre La Battue. On vous parle aussi du plan du gouvernement « pour la sécurité à la chasse » qui n’empêchera hélas aucun nouvel « accident » dramatique, d’auto-organisation des travailleurs du BTP à Marseille ou encore d’une exposition sur un siècle d’exploitation domestique en Espagne... Et plein d’autres choses encore.

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