Les déversoirs électroniques

Le Chien rouge a mis un bout de temps avant de refaire son site web : il n’y pensait pas trop, c’est un mensuel en papier qu’il fait. Et puis maintenant que le site est tout neuf, le Chien ne s’habitue pas à devoir modérer les commentaires qui affluent – ou non – sur tel ou tel article : il met des jours à s’en aviser, et quand au lieu d’informations complémentaires, d’engueulades ou de salutations, surgit une polémique, il préfère aller boire des bières avec des potes et oublie rapidement son cybernétique devoir. Non que le Chien refuse la polémique : il y a même consacré une rubrique, celle-ci précisément, Faux ami – de bons coups de pied dans la fourmilière, histoire de ne pas s’endormir. Et puis il la pratique au quotidien, en erroriste consciencieux qu’il est : chez l’épicier ou dans un débat, dans une manif ou en famille. Non qu’il refuse, non plus, la parole aux lecteurs : nombre de contributeurs sont des lecteurs passés de l’autre côté du papier, et le Chien tente de répondre aux courriers qu’il reçoit, au seul expéditeur ou bien dans le numéro suivant.

Mais, comment dire, les cyber-polémiques, il ne s’y fait pas : quelque chose ne passe pas. On les écrit comme on prend part à un match de catch, et on les lit comme on se divertit d’un scandale ou d’un fait divers. Grandes menaces, déclarations définitives, citations et contre-citations, le forum est assurément un beau spectacle : on se croirait dans le salon littéraire d’avatars invincibles. S’il contribue à la réflexion sociale et politique, c’est une autre question. Sécheresse du verbe électronique oblige, ce qui était une querelle d’amis devient une divergence irréconciliable, ce qui s’annonçait comme un désaccord argumenté s’enfonce dans le règlement de comptes et ce qui relevait du débat nécessaire vire à l’empoignade de foire. On clique et on reclique, on rafraîchit la page, on s’offusque d’untel, on félicite tel autre, et d’un coup de clavier on tourne un troisième en dérision : exit ses belles réflexions. Égalité, liberté d’expression ? On a plutôt l’impression d’une mise en procès de tous contre tous, où les plus aigris se découvrent puissants et déversent leur bile avec une euphorie mauvaise.

Des idées passionnantes, des émotions réelles, des découvertes précieuses, il en fourmille dans les forums. Mais que le débat prétende s’installer d’ordinateur à ordinateur, et les idées, les émotions, les découvertes sont comme réduites au triste état de pure réaction dans le flux incessant des réactions. Au mieux, on en tire un autre forum. Les commentaires rageurs sont à Internet ce que les petites phrases sont au monde politique : une actualisation du spectacle. On ne retient rien, mais on a comme un goût mauvais dans la bouche : on n’a pas réussi à faire comprendre ce qu’on voulait dire, on n’a pas vraiment lu ce que les autres ont mis. Juste un goût de bataille inachevée. Ce qui manque, dans un débat électronique, c’est le temps et c’est l’autre : on est tout seul, tout seul et salement pressé. Et si on arrêtait tout pour se causer sans machines ?

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