Je vous écris de l’Ehpad / Épisode 14

« Les Allemands ! »

Nouvel épisode de la chronique de Denis L., qui nous livre chaque mois des fragments de son quotidien d’auxiliaire de vie dans un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) public.
Illustration de Gautier Ducatez

—  Ça s’est bien passé, ce matin ? je demande à Rémi, que je croise au vestiaire.
Il est 13 h 25, il était du matin et moi je suis de l’après-midi.
— Ça va ! Suzanne est agitée, le toubib lui a baissé le Temesta1
Suzanne agitée… Je sais à quoi m’attendre.

À l’office, je retrouve l’équipe du matin, qui prend sa pause, ainsi que la relève : Ophélie et… et puis c’est tout ! Son binôme est en arrêt maladie, la direction est injoignable, quant aux aides-soignantes du matin, inutile de demander si l’une d’elles est prête à rester. À l’idée de devoir se taper tous les changes et les couchers seule, Ophélie est démoralisée. Pour corser le tout, l’ascenseur principal est inopérant pour une durée de deux mois et demi, le temps de faire venir une pièce de je ne sais où, à dos de mulet, j’imagine. Ainsi, nous nous épuisons à parcourir sans cesse cet interminable couloir et à franchir cette foutue porte coupe-feu en la poussant avec le cul, pour pouvoir passer en marche arrière avec un fauteuil roulant ou un chariot. Voilà le topo du jour. Inutile d’épiloguer, j’attaque.

Je termine à peine ma deuxième chambre que ça commence déjà à chauffer dans le couloir : « Allez vous-en  ! » crie Mme Simonetti, hors d’elle. Pourtant, Suzanne est calme, elle est gentiment assise sur une chaise près d’elle et lui fait la conversation. Pour avoir expérimenté le pouvoir d’usure des monologues de Suzanne, je prends pitié de Mme Simonetti et accompagne notre causeuse professionnelle dans un coin du salon où ça ne devrait pas trop broncher. En chemin je croise Ophélie qui a retrouvé le sourire : on lui a envoyé une intérimaire. Ce n’est pas l’idéal, mais c’est tellement mieux que rien… Où en étais-je ? Ah oui, chambre 405.

Nouveaux cris dans le couloir : Suzanne fait encore des siennes. Cette fois, c’est Mme Viguier qui craque. Elle qui, bien souvent, raconte n’importe quoi, lui crie : « Taisez-vous, vous racontez n’importe quoi  ! » Parfois, ce duo fonctionne bien, mais pas aujourd’hui visiblement. J’installe Suzanne sur un fauteuil face à l’ascenseur, en me disant qu’au moins, elle ne risque pas de le prendre et se perdre aux autres étages, vu qu’il est en panne. Mais Suzanne se lève et tape dans la porte avec son déambulateur en répétant « Allez, ouvre-moi  ! » Ophélie et l’intérimaire arrivent avec le goûter, on devrait avoir un bon quart d’heure tranquille devant nous.

Hélas, alors que je sors d’une chambre, je tombe pile sur Suzanne qui me lance : « Ah, te voilà  ! » Et c’est parti ! Si je la plante, ça va être l’angoisse totale ; le problème, c’est que je n’ai plus le temps ni le courage de la gérer. Soudain, je vois une échappatoire :
— Oh, regardez qui voilà !
Regard affolé de Suzanne :
— Les Allemands !
— Mais non, Maman, c’est moi ! s’exclame sa fille, qui vient lui rendre visite.
Je file, le sourire aux lèvres, et laisse Suzanne aux bons soins de sa fille.

— Ah, Denis, vous avez terminé ? me lance Mme Simonetti au passage.
— Pas vraiment… Vous avez eu le goûter ?
Nous papotons un peu, puis elle embraye sur l’intérimaire :
— Comment s’appelle-t-elle, déjà ?
— Khadija.
— C’est un prénom indigène ? me demande-t-elle.
J’éclate de rire.
— Yvette ! C’est fini le temps des colonies !
— Oui oui, bien sûr… C’est elle qui va me coucher ?
Pour Mme Simonetti, peu importe l’origine, la couleur de peau, la religion et tout le reste, il y a les aide-soignantes qui satisfont ses demandes, voire ses caprices, et il y a les autres. Ce qui ne l’empêche pas d’être curieuse.
En fin de service, je demande à Ophélie comment ça s’est passé avec Khadija. « Ça va, elle s’en est pas mal tirée  ! Par contre, Suzanne m’a tuée  ! »

Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On augmente le Temesta de Suzanne pour avoir la paix ? Ou on augmente les effectifs pour pouvoir rester à l’écoute, gérer les angoisses et accompagner correctement nos résident·es ? Ne rêvons pas, nous sommes plutôt mieux dotés en personnel que d’autres établissements, paraît-il. Si déjà on pouvait nous réparer l’ascenseur rapidement…

Denis L.

Je vous écris de l’Ehpad est une chronique qui revient tous les mois dans CQFD depuis novembre 2020. Nous les mettons progressivement en ligne. Ci-dessous les précédents épisodes :
1 : « Alors, tu vas torcher les vieux ? »
2 : « Tu commences à avoir la même mentalité que les filles »
3 : « Bonjour Claudie, vous aimez le rap ? »
4 : « Oh la barbe ! »
5 : « On dansait à en mourir »
6 : « Je t’aime comme un frère ! »
7 : « Ça va Denis, tranquille ? »
8 : « Elle a pas fini de vous emmerder, celle-là ! »
9 : « Une vie sociale un peu terne »
10 : « Ça va encore faire des trucs à histoire… »
11 : « On va nous prendre pour des Gitans ! »
12 : « Les pigeons, ils valent mieux que vous ! »
13 : « Quand y a que des nénettes... »


1 Le Temesta est un anxiolytique.

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Cet article a été publié dans

CQFD n°205 (janvier 2022)

Dans ce numéro vert de rage, un dossier « Pour en finir avec une écologie sans ennemis ». Mais aussi : une escapade en Bosnie en quête d’étincelles sociales, l’inaction crasse du gouvernement envers les femmes handicapées, l’armée qui s’incruste à l’école, des slips chauffants, des libraires new-yorkais atrabilaires, des mômes qui attaquent Disneyland…

Trouver un point de vente
Je veux m'abonner
Faire un don