Dossier : Le larcin plutôt que le turbin

Le vieil art nouveau : Libération à l’école de la resquille

Divulguer dans un journal les combines et démerdes souterraines ? Un scandale selon certains, pour qui vivre heureux revient à vivre cachés. Pourtant, il y a plus de 40 ans, un certain Jules Van publiait déjà une rubrique compilant « mille et une ruses pour moins travailler » dans un jeune quotidien gauchiste.

Pendant toute l’année 1975, le journal Libération, lancé deux ans plus tôt, héberge dans ses colonnes une rubrique nommée « Le vrai art nouveau », signée Jules Van. Elle est composée essentiellement de témoignages de lecteurs. On y partage moult techniques de fauche et de sabotage, de perruque et d’autoréduction. « C’est ça le nouvel art du peuple ; ce peut être ça l’invention populaire, l’art prolétarien en société capitaliste ; un art qui lutte, un art qui empêche un PDG de tout poil de gagner plus ; aux SA, SARL et autres sociétés anonymes d’acquérir encore mieux de la plus-value », proclame avec emphase le manifeste inaugural, intitulé « Malversation ». Dans le numéro suivant, un dénommé Gégène, ouvrier licencié, explique avoir mis à l’amende son patron en augmentant les tarifs de la machine à affranchir le courrier dont il avait la charge : « Je m’amuse à coller des amendes au patron selon l’humeur. Exemple […] un abus d’autorité : crac ! 160 francs. Ainsi de suite... Remarquez, c’est tout de même moins payant que quand je bossais dans [une boîte] spécialisée dans les envois de bouffe et de fringues. Y en a des copains qui se sont vêtus et ont bouffé […] gratis ! »

Par Emilie Seto.

Sous le parrainage d’Émile Pouget, d’Arsène Lupin, de Georges Darien ou de Jacques Mesrine, les recettes de sabotage côtoient les combines de choure. Comme celles de caissières, surnommées les « Sarah-Bernhardt de la caisse enregistreuse », faisant passer une bouteille de bourbon au prix du Carambar. Ou d’une vendeuse d’un grand magasin — « boulot ingrat, bêtifiant »  —  qui explique avoir vécu « un an de gratuité » grâce à des coupons de réduction récupérés en douce : «  Cette idyllique situation connut hélas une fin, un jour d’hypnose. Je devais partir le lendemain pour le Maroc et je décidai de frapper un grand coup : appareil photo, amples serviettes-éponges, affriolantes et fines tenues d’été […]. J’en étais à 5 000 francs d’achats quand une vendeuse tiqua. Elle ne dit rien mais alla prévenir le flic du magasin. Celui-ci attendit que je sorte et me coinça dehors. Je fus exclue le jour même. »

« Réel devenu fantastique »

Hélas, le propre des débrouilles est de ne durer qu’un temps. Quand elles sont exposées dans un journal, c’est souvent signe qu’elles sont périmées. Elles continuent pourtant à laisser rêveur par leur beauté rudimentaire. À l’image de ce distributeur automatique de petite monnaie des gares parisiennes que Jules Van expérimente lui-même. Imaginez, la machine rend le change en pièces à partir de photocopies de billets en noir et blanc ! « Six mois plus tard, la SNCF éventait le coup et transformait l’œil de lecture des distributeurs de billet. Fini les photocopies chéries. Fini l’argent facile, la manne électronique, les cinquante fafiots du matin. »

Mais qui est ce Jules Van, anar au style jubilatoire ? Le pseudo couvre des pratiques collectives, mais a été revendiqué par le poète et plasticien marseillais Julien Blaine (Christian Poitevin de son vrai patronyme), qui a joué toute sa vie avec de multiples identités.

« Quatre ans après, que reste-t-il du vrai art nouveau ? », questionne la préface à la publication de la trentaine de chroniques, en 1979 aux éditions Le dernier terrain vague. L’occasion de préciser l’esprit de ces farces et canulars empreints de poésie : « La violence par exemple en est absente. Il exalte surtout la ruse, l’intelligence, le profit immédiat, la qualité d’une situation transformée, le réel devenu fantastique. » Et de constater que les temps ont déjà changé : « Plus aucun journal pour légitimer ou simplement conter l’intelligence du voleur ou les astuces du sabotage. Fini, la glorification, la méchanceté et l’appel au peuple — le désert et quelques dramatisations pour trois vitrines pétées. »

Aujourd’hui, le vol et la débrouille ont évidemment toujours cours. Si la technologie et l’informatique à la portée de tous ont rendu obsolètes certaines pratiques, elles ont aussi permis à de nouvelles d’émerger. Le « syndrome Robin des Bois » résiste comme il peut à une société de contrôle de plus en plus perfectionnée. Éternelle course à l’échalote du « progrès » et du crime considéré comme un des beaux-arts…

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