Courrier d’une autre Amérique

Le trumpisme est plus fort que jamais

Camionneur à la retraite, John Marcotte a milité au sein d’un courant marxiste humaniste influencé par l’intellectuel caribéen C.L.R. James. Fin novembre, il nous envoyait d’outre-Atlantique son analyse post-électorale sur une nation gangrenée par le racisme depuis ses origines. Un texte publié dans notre numéro 193 (décembre) et qui résonne plus que jamais au lendemain de l’invasion du Capitole par l’extrême droite.
Illustration de Mortimer

Pour beaucoup de gens ici, ce fut d’abord un choc – et un sentiment de dégoût – de voir que le peuple n’avait pas répudié Donald Trump avec un vote plus massif. Au bout de quatre ans, tout le monde sait pourtant pertinemment ce qu’il représente : la suprématie blanche décomplexée, le ressentiment racial, l’autoritarisme, la misogynie, les appels à la violence, la cruauté, etc. Il a néanmoins obtenu près de 74 millions de voix. C’est là une démonstration claire de la folie maladive dont souffre cette monstruosité raciste et coloniale qu’on appelle les États-Unis... 74 millions d’Américains ont choisi le suprémacisme blanc et l’autoritarisme – du moins n’y voient-ils aucun inconvénient.

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Dès la fondation de ce pays, la classe minoritaire des propriétaires d’esclaves du Sud s’est vu attribuer un pouvoir disproportionné. Quand celui-ci fut remis en cause par l’élection d’Abraham Lincoln en 1860, ils ont fait sécession.

Après la guerre civile survint une brève période de Reconstruction où, sous la protection des troupes fédérales, on entrevit dans le Sud la possibilité d’une organisation politique rassemblant des Noirs et des Blancs pauvres. Mais cette Reconstruction fut trahie dès 1877 : par la suite, le droit de vote fut de nouveau dénié aux Noirs du Sud, qui seraient encore terrorisés par le Ku Klux Klan et les lynchages pendant près d’un siècle.

Puis à son tour, le mouvement des droits civiques fut trahi – nombre de ses leaders ont été assassinés en 1968.

L’élection de Ronald Reagan, en 1980, procéda du même élan : ce n’est pas par hasard que le futur président avait entamé sa campagne dans la petite ville de Philadelphia (Mississippi), où le Klan avait assassiné trois militants des droits civiques en juin 19641. Aujourd’hui, malgré le mouvement Black Lives Matter et deux mandats d’un président noir (ce qui n’était pas anodin, quoi qu’on ait pu penser de sa politique), l’Amérique blanche a une fois de plus dévoyé les promesses de la Déclaration d’indépendance. En votant pour « Make America Great Again », cette Amérique-là a clairement proclamé son rejet de la démocratie – quand elle est multiraciale. Ce pays ne changera jamais.

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Le Parti républicain est sans ambiguïté le parti des Blancs. On raconte que lorsque le président démocrate Lyndon Johnson a signé la loi sur les droits civiques en 1964, il a déclaré que par cette action, il ferait perdre le Sud aux Démocrates pendant une génération. Johnson avait raison, mais pour plus d’une génération... En 2008, Obama a obtenu 42 % des voix des Blancs, en 2012 ce fut 39 % seulement. Le vote blanc s’est reporté sur lui uniquement dans les États qui avaient voté pour Abraham Lincoln un siècle et demi plus tôt...

Le Parti républicain est un parti minoritaire. Mais la suprématie blanche a régné sur le Sud en tant que minorité pendant des centaines d’années : ses partisans savent comment faire respecter la règle de la minorité – et Trump les a encouragés en ce sens, ouvertement. Or, pour gouverner, un parti minoritaire doit faire preuve d’autoritarisme. Aux États-Unis, nous avons donc maintenant un parti capitaliste centriste (les Démocrates) et un parti ouvertement autoritaire (les Républicains).

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La présidence de Trump a été une réponse à celle d’Obama. Pour les électeurs du premier, la caste, l’identité et la peur de perdre son statut sont bien plus importantes que toutes les questions politiques ou de classe. Lorsque la gauche affirme que les travailleurs blancs trumpistes votent contre leurs propres intérêts économiques, elle ne se rend pas compte qu’ils ont leur propre façon de voir les choses, qu’ils pensent leur blanchité comme le meilleur gage de leurs intérêts à long terme, quitte à sacrifier les services de santé ou d’autres progrès immédiats. Ils sont limpides : ils ne veulent pas d’une politique de santé publique ni de programmes sociaux si les Noirs en bénéficient également. À leurs yeux, leur statut de caste dominante est plus important que tout. Et s’ils aiment farouchement Trump, c’est parce qu’il sait caresser leur narcissisme blanc.

Selon moi, la vague de meurtres de Noirs par la police a pris de l’ampleur sous Obama précisément parce que la suprématie blanche se sentait menacée par un Noir qui « ne savait pas tenir sa place ». Il fallait donc descendre des Noirs pour que ces derniers « se tiennent à leur place » – comme à l’époque des lynchages. Les meurtres policiers en sont la nouvelle forme, comme les prisons sont les nouvelles plantations. Qu’est-ce qui a changé dans ce pays ?

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Donald Trump a perdu les élections, mais le trumpisme est plus fort que jamais. Il a créé un puissant culte de la personnalité. Sa défaite contestée lui profite presque aussi bien qu’une victoire. Il continue à alimenter le ressentiment des Blancs, les « faits alternatifs » dans lesquels vivent ses adeptes, perfusés à Fox News et aux théories du complot relayées sur Internet. Des dizaines de milliers de ses partisans ont défilé à Washington douze jours après l’élection (que Joe Biden a remportée avec six millions de voix d’avance), prétendant que Trump avait gagné – revendiquant par là qu’on leur rende leur privilège d’Américains blancs.

L’élection n’a donc rien réglé. Les protestations des trumpistes vont continuer – et les milices fascistes y resteront de la partie. Certes, Trump n’a pas obtenu l’appui militaire nécessaire pour tenter un putsch, mais il bénéficie d’un fort soutien au sein des différents départements de police du pays, de la Patrouille des frontières, de la Sécurité intérieure fédérale, des gardiens de prison – tous sont très organisés, notamment au sein de syndicats fascistes.

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Même si le coup d’État que nous redoutions n’a pas eu lieu, je pense que nous avons commis une erreur en ne descendant pas dans la rue juste après le vote pour faire une démonstration de force. Nous étions des millions, prêts à répondre aux appels des diverses organisations civiles pour défendre l’intégrité du scrutin, mais ces appels n’ont finalement jamais été formulés. Au lendemain de l’élection, les Républicains ne semblaient pas soutenir les allégations de victoire de Trump. Craignaient-ils le chaos dans la rue s’ils essayaient quelque chose ? Quoi qu’il en soit, dans les jours qui ont suivi, alors que nous restions chez nous, ils se sont enhardis et ont commencé à soutenir Trump dans sa tentative d’essayer de stopper le décompte des voix. S’ils n’ont finalement rien pu faire, c’est juste parce que la victoire de Biden était trop nette.

Et Biden, justement ? On sait pertinemment ce qu’il représente : le retour du business as usual, une figure rassurante pour un empire en déclin. Avec lui, la classe dirigeante a peut-être cherché un leader moins ingérable, par crainte du chaos (et bien que Trump ait donné grâce à nombre de ses desiderata).

Pour ma part, je ne pense pas que Biden pourra changer quoi que ce soit. Mais avec sa victoire, nous avons gagné le droit de respirer un instant, en faisant sortir le Ku Klux Klan de la Maison Blanche au moins pendant quelques années. C’était nécessaire pour toutes les autres luttes.

Jeunes militants pour le climat, femmes, manifestants Black Lives Matter, autochtones en lutte contre les pipelines et pour la protection de l’eau : nous allons tous essayer de mettre la pression à Biden. Le 20 janvier, quand il sera officiellement investi, j’aimerais assister à une imposante démonstration de force. Biden doit être accueilli par des manifestations aussi massives qu’elles l’auraient été si Trump avait gagné. Si nous restons à la maison, nous ne tirerons rien de cette « victoire ».

Par John Marcotte (Massachusetts, novembre 2020)


1 Un crime qui a inspiré le film Mississippi Burning (1988) d’Alan Parker.

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