Le travail mort-vivant

Introduction du dossier « Le travail mort-vivant », à retrouver dans le numéro 147 (octobre 2016) de CQFD.

Le chômage fait partie de CQFD. C’est comme ça, c’est notre histoire : celle d’un désir d’indépendance qui nous a fait proscrire publicité et subvention. Sans pognon, il a fallu nous mettre au boulot, nous, les réfractaires qui aurions pu nous définir avec ces mots d’Albert Londres : «  Ces novateurs se sont dit, avec l’écclésiaste, que le travail étant la punition de l’homme, ils ne travailleraient pas. Pour eux, la question est d’honneur. S’ils ne font rien, ce n’est pas uniquement par paresse, c’est tout juste pour la même raison que l’honnête homme ne vole pas, afin de ne pas avoir de remords de conscience 1. » Bon... Londres, ici, évoque le milieu des marlous. Attention, pas d’amalgame, ne nous faites pas dire ce que l’on n’a pas dit ! À CQFD, on est davantage Liabouviste 2 que souteneur... et gare à quiconque dira le contraire !

Alors, évidemment, ne souhaitant ni exploiter, ni être exploité, on se retrouve, une fois le chômage terminé, obligé de passer par un certain nombre de boulots de merde : restauration, pigiste, vacataire à droite à gauche, maçon ou peintre au black, graphiste payé au lance-pierre, etc. Et nous sommes bien loin d’être une exception. En France, 3,2 millions de personnes ont un emploi précaire (CDD, intérim, etc.), et la loi Travail n’apportera rien d’autre qu’une précarisation de l’emploi considéré comme stable (CDI). La vérité, c’est qu’aujourd’hui, le chômage n’est plus qu’un moment du travail perdu dans un océan de boulots de merde ! Et c’est le grand mérite du livre de Julien Brygo et Olivier Cyran, Boulots de merde ! Du cireur au trader. Enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers (La Découverte) – dont vous trouverez, en exclusivité, un bref aperçu en pages 12 et 13 – de nous exposer cette condition commune faite de maux sourds, tolérables qui font partie de notre train-train quotidien et qui nous sapent lentement, aussi consciencieusement qu’un accident de travail.

Par LL de Mars

Mais un boulot de merde, c’est quoi au juste ? Eh bien, il « se reconnaît souvent à cette condition humiliante qui consiste à devoir se mettre “au service d’individus que l’on aimerait étrangler à deux mains”, comme le dit une amie anciennement femme de chambre dans un hôtel 3 . » Précarité, flexibilité, répétition et dureté de la tâche, isolement, humiliation, discrimination, despotisme patronal, etc. Celui-là, on le connaît tous et toutes. Mais il y a un autre critère d’importance : un boulot de merde doit aussi s’appréhender à l’aune de son utilité ou de sa nuisance potentielle. Comment mesure-t-on cette nuisance ? « Il fait un boulot de merde, pourrait-on dire, parce qu’il “fait de la merde”  4. » Nous sommes tentés d’avancer ainsi avec Brygo et Cyran. Après tout, dans un monde où tout est quantifiable, nous pourrions bien « quantifier la valeur d’un métier en fonction de ses effets positifs ou négatifs sur la collectivité », comme l’ont fait ces chercheurs anglais en 20095 . Le résultat de leur enquête pourrait se résumer ainsi : « Pour les uns, leur boulot de merde est le corollaire d’un métier socialement noble, pour les autres, le tas d’or sur lequel ils s’ennuient (ou pas) récompense un métier socialement néfaste.  » Traduction : agente de nettoyage ou ouvrier du recyclage – tous deux payés a minima – fournissent un travail socialement utile et noble, alors qu’un publicitaire, par exemple, est socialement nuisible – augmentation de la consommation et donc de l’endettement, de l’obésité, de la pollution, de l’enlaidissement de nos espaces de vie, etc. En faisant du travail de publicitaire le pire boulot de merde existant et en valorisant les deux premiers, peut-être arrêterions-nous le cercle vicieux dans lequel nous nous trouvons… Reste le cas, pas si rare, du boulot de merde dans lequel on se retrouve contraint à faire de la merde. Ainsi de l’agent de sécurité. Pour ces boulots-là, il n’y a d’autre solution que leur éradication pure et simple.

Mais nous n’en sommes pas – encore – là. Actuellement, le travail lui-même est un produit à fabriquer. Sa production est devenue, depuis les années 1970, le leitmotiv des risibles, et inutiles, politiques de luttes contre le chômage. Pour fabriquer du travail, rien de plus simple – et notre publicitaire merdeux est un des rouages de la machine : créer des produits intermédiaires qui deviendront de nouveaux besoins grâce au savoir-faire des publicitaires. Une fois produits ces nouveaux besoins, un nouveau travail est rendu possible et nécessaire. Ici et maintenant, l’énorme réservoir de boulots de merde à utilité sociale zéro se trouve dans le secteur des services. C’est d’ailleurs « sous l’angle de la complémentarité entre les industries et les services » que doit être analysée la compétitivité de « notre économie » – peut-on lire sur le site de la Direction générale des entreprises (DGE). Alors que le salariat est en voie de précarisation, que l’on veut faire de nous des entreprises adaptables au cours aveugle de la concurrence – au risque de se voir corriger par la logique de rentabilité –, on se demande bien comment faire entendre raison à ces malades qui nous gouvernent.

Pas de solutions miracles, ni de vœux pieux dans ce dossier. Juste un modeste état des lieux à travers des témoignages. Une volonté de donner la parole au travail pour illustrer cette césure fondamentale qui nous traverse tous, celle qui « se situe par là, entre travailler sous la contrainte ou esquiver avec obstination tout encasernement du corps et de l’esprit 6 ».


1 Albert Londres, Le Chemin de Buenos Aires (La Traite des Blanches), 1927.

2 En 1910, injustement accusé par des ripoux de la police des mœurs (pléonasme) pour proxénétisme, Jean-Jacques Liabeuf décida de se venger munit de brassards cloutés, d’une lame et d’un flingue. Le procès du « tueur de flics » divisa l’opinion et son exécution donna lieu à l’une des plus incroyables émeutes populaires du xxe siècle. cf. Yves Pagès, L’homme hérissé. Liabeuf, tueur de flics, L’Insomniaque et La Baleine (réédition).

3 Julien Brygo et Olivier Cyran, Boulots de merde ! Du cireur au Trader. Enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers, La Découverte, p. 12.

4 Ibid. p. 25.

5 Eilis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steed, « A bit rich. Calculating the real value to society of different professions », New Economic Foundation, Londres, 2009.

6 Nicolas Arraitz, « Éloge du débusqueur andalou », Manifeste des chômeurs heureux, Le Chien rouge, 2006.

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