Bye-Bye turbin

Le travail en miettes

Le 2 septembre dernier, François Rebsamen, ministre du Travail, faisait le buzz en brandissant le nombre de 350 000 offres d’emplois non-pourvues en France. Ce faisant, il stigmatisait des chômeurs « tire-au-flanc » qui ne joueraient pas le jeu de la solidarité nationale en temps de crise. Conseiller à Pôle emploi, Vincent décrypte le message à l’aune de son quotidien.

CQFD  : Comment la sortie de Rebsamen a-t-elle été perçue au sein des agents de Pôle emploi ?

Vincent1  : Parmi les collègues, il y en a qui se sont dit « Il n’a pas tort, il y en a trop qui profitent du système » ; d’autres « Encore un ministre qui se fait mousser  ! » et puis il y en a quelques-uns, plus rares, comme moi, qui ont pensé « C’est trop énorme, c’est de la manipulation. Une arnaque, quoi  ! »

Par Tanxxx.

A peine sorti dans la presse, le chiffre de ces fameuses offres d’emplois non-pourvues était passablement contesté2. Comment a-t-il été fabriqué ?

Ce chiffre de 350 000 offres d’emploi non-pourvues se fonde sur deux bases de données différentes. La première source vient d’enquêtes réalisées auprès d’employeurs, à partir desquelles sont exprimés les besoins de main-d’œuvre. Ce type de données peut être totalement « pipeauté » puisque les employeurs peuvent très bien se fonder sur une sensation, une impression et pas forcément sur quelque chose de concret.

La seconde source provient effectivement d’offres d’emplois non-pourvues. Ici il faut faire un distinguo. D’un côté, on a des postes très techniques, d’ingénieur ou de cadre dirigeant, principalement dans les technologies de pointe. Dans l’informatique, des sociétés ont du mal à recruter parce que les postulants sont rares et que certaines cherchent le mouton à cinq pattes. D’ailleurs, après être passées par Pôle emploi, elles font appel à des cabinets de recrutement, des chasseurs de tête, qui vont débusquer les candidats chez la concurrence moyennant pas mal de pognon. Ceci concerne une part infime des offres d’emplois bien évidemment. Tout le reste, c’est-à-dire la majorité des offres non-pourvues, concerne des jobs dont soit le salaire est trop faible, soit les conditions de travail sont trop pénibles, soit l’employeur est connu comme étant un esclavagiste. Dans ces jobs-là, on observe un accroissement de la logique de turn-over où, sur un même poste de travail, on voit se succéder de plus en plus de personnes. En France, on a un paradoxe que les gens ont du mal à appréhender : plus il y a de chômage, plus il y a de précarité et plus on a d’offres d’emplois. Dans les années 1980, le turn-over était de 26 % : entre le 1er janvier et le 31 décembre, pour une entreprise de 100 salariés, quand 26 personnes rentraient dans la boîte, autant la quittaient. Aujourd’hui, on atteint une moyenne de 50 %, avec un pic de 60 % en Bretagne.

Justement, toi qui travailles à Lorient (Morbihan), peux-tu nous parler de la réalité que tu observes depuis ton poste de conseiller à Pôle emploi ?

Sur le bassin de Lorient, la population active est de 100 000 habitants pour une population totale de 220 000 habitants. Sur ces 100 000 personnes, 75 % ont le même métier du 1er janvier au 31 décembre (les fonctionnaires, les CDI) ; 10 % ne travaillent pas et 15 % ont un emploi « en miettes » : soit ils font un peu de CDD ou d’intérim, soit des temps partiels qu’ils sont obligés de cumuler pour remplir leur frigo. On en arrive à cette terrible situation où ces 15 % d’emplois « en miettes », soit 15 000 personnes, se partagent 110 000 contrats de travail dans une seule année  ! 15 % travaillent avec une moyenne de six contrats par an, sachant que les plus chanceux vont négocier un seul contrat tandis que d’autres vont en cumuler des dizaines. On est sur cette fameuse « macdonaldisation » de l’emploi qui fait que sur un même poste de travail vont se succéder une dizaine de personnes, notamment dans les secteurs de l’aide à domicile, l’agroalimentaire, la ­sécurité, la restauration. Or, cette « macdonaldisation » est devenue une vraie technique de recrutement.

J’ai un collègue, recruté récemment comme conseiller à Pôle emploi, qui avait travaillé chez Décathlon à Vannes. Il avait quitté sa région natale pour un job de chef de rayon, il était très motivé. Il faisait beaucoup d’heures  : il finissait sa journée vers une heure du matin et réattaquait cinq heures plus tard. Il avait juste le temps de reconstituer sa force de travail avant de repartir travailler. Au bout de trois mois à suer sang et eau, la pression étant devenue insupportable, il est allé voir son supérieur hiérarchique. Il lui a dit que ce n’était pas possible de continuer comme ça mais son chef n’en a eu cure. Il lui suffisait de piocher le premier CV dans la pile de son bureau… et de lessiver une nouvelle personne en trois mois. Ça veut dire que sur un même poste de travail, qualifié et à responsabilités comme chef de rayon d’une enseigne commerciale, on n’en a rien à foutre de faire tourner quatre personnes à l’année.

Cette logique de turn-over poussée à l’extrême, on l’observe aussi dans le bâtiment. C’est l’histoire du gars embauché en CDI, avec beaucoup d’heures supplémentaires qui, promesse de patron, soit lui seront payées, soit feront l’objet de récupération. Sauf qu’au bout de trois mois, le gars ne voit rien venir. Ici, il y a deux types de réactions. Le salarié qui gueule beaucoup et qui va réclamer ses heures, celui-là, c’est simple, il est viré. Par contre, celui qui gueule un peu, que l’on peut contenir, on le garde. On réussira même à lui faire fermer sa gueule, sachant que de toute façon qu’on l’aura à l’usure. Résumé de l’affaire  : tu recrutes trois salariés dont deux se barrent au bout de trois mois pour heures sup’ non payées et c’est tout bénéf : tu mets la pression sur celui qui reste et tu pioches deux autres candidats dans le tas de CV à disposition.

En 1967, Pompidou faisait cette déclaration choc qui prête à sourire aujourd’hui  : «  Si un jour on atteint les 500 000 chômeurs en France, ça sera la Révolution. » Un demi-siècle et trois millions de chômeurs plus tard, la révolution n’étant pas à l’ordre du jour, comment peut-on interpréter le message véhiculé par Rebsamen ?

Pour les politiques, il s’agit de faire croire que la transformation de l’organisation du travail à l’œuvre depuis les années 1970/1980, avec la création des CDD, de l’intérim, des emplois aidés, etc., est purement conjoncturelle alors qu’elle est structurelle. En pointant du doigt des gens qui bossent au black tout en touchant leurs allocations, ils font diversion sur l’essentiel, à savoir que ce sont des décisions politiques qui ont permis l’intensification du rythme du travail et le morcellement des emplois. D’ailleurs, ces chômeurs ne sont pas des gens qui ne cherchent pas d’emploi, mais qui ne cherchent plus d’emploi. Ils connaissent l’organisation du travail sur leur bassin d’emploi et savent que ce que l’on va leur proposer va impliquer de brader leur santé pour des clopinettes, de se mettre en danger psychologiquement ou physiquement. Dans les chantiers navals, c’est l’employeur qui ne va pas changer la cartouche du système respiratoire régulièrement, alors que l’environnement est fait de matériaux composites nocifs ; dans l’agroalimentaire, ce sont des conditions de travail impossibles qui font qu’à 50 ans, tu es vermoulu et bon pour l’inaptitude. Il ne faut pas s’étonner si de plus en plus de gens, une fois leurs droits au chômage ouverts, se disent maintenant je vais en profiter, refaire ma baraque, m’occuper de mes gosses, faire un peu de black pour compléter et après on verra bien. On est dans le système D.

Il y a une forme d’injonction schizophrène dans cette société dont l’oukase permanent est de vouloir fondre les corps dans des emplois qu’elle précarise et détruit allègrement par ailleurs. En même temps, on voit bien les gains pour le patronat  : une main-d’œuvre toujours plus corvéable, quand elle ne déserte pas.

Qu’est-ce qui fait que dans certains secteurs industriels il y a un tel turn-over  ?

La volonté d’exploiter au maximum les gens. Et ce qu’on observe, c’est que le commerce est concerné. Dernièrement, j’ai rencontré deux jeunes femmes, 22 et 25 ans. Celle de 22 ans bossait dans un KFC3, et a été reconnue inapte à son poste de travail par la médecine du travail. Les gestes répétés qu’elle faisait en cuisine, la tension qu’elle subissait, l’ont conduite à l’inaptitude. A 22 ans ! L’autre jeune femme de 25 ans était vendeuse dans un magasin avec un contrat de 25 heures. Comme ça ne lui suffisait pas pour vivre, elle mettait des prospectus dans les boîtes aux lettres. C’est au cours de ce second job qu’elle a eu un accident du travail : elle s’est déchiré le biceps. Elle a été reconnue inapte et licenciée de son poste de vendeuse car elle ne pouvait plus soulever les cartons. C’est cette société-là dont on ne veut pas entendre parler. Et c’est pour cacher cette forêt-là qu’il y a ce fameux arbre des offres d’emplois non-pourvues. On pointe du doigt des personnes qui bossent au black, réalité bien faible au regard du gâchis de vies humaines, pressées au maximum au moment où elles ont le plus de jus, soit entre 25 et 45 ans. Il est faux de dire qu’on n’est pas compétitif en France. Il suffit de regarder les chiffres de l’OCDE, on est tout en haut de l’échelle en termes de richesse produite par travailleur et par heure. C’est ça qui quantifie la productivité. Mais à quel prix ? Au prix de gens cassés, broyés à 25, 30 ans. Avant d’assister à ces entretiens, je ne pensais même pas que c’était possible.

La suite du dossier Bye-bye turbin :

Introduction


1 Conseiller à Pôle emploi, Vincent (le prénom a été changé) fait aussi partie de l’équipe qui anime le site CGT chômeurs rebelles 56. Cf. CQFD n°115.

2 Voir l’article paru sur le site d’Alternatives économiques mis en ligne le 05/09/2014  : « Offres d’emplois non-pourvues  : la machine à fantasme ».

3 Kentucky Friend Chicken, chaine de restauration rapide.

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