Le rendez-vous manqué de Copala

George LAPIERRE, Oaxaca, le 4 mai 2010.

« Nous ne devons rien attendre de bon du gouvernement, c’est nous qui allons résoudre nos problèmes. C’est pourquoi nous nous sommes déclarés commune autonome à dater du 1er janvier de cette année 2007, afin d’être sujets de notre propre destin ! »1 Ces paroles, prononcées lors de la rencontre des peuples indiens des Amériques dans le village yaqui de Vicam, dans l’État du Sonora en 2007, ont une bien douloureuse résonance aujourd’hui. Accompagnant l’élan insurrectionnel qui soufflait sur Oaxaca, Copala et les communautés rattachées à cette petite ville indienne se déclaraient autonomes, et ce fut la guerre. Une guerre dite, selon l’euphémisme militaire, « de basse intensité ». Les gens ont pleuré leurs morts, et les morts, eux, se taisent. Comme Felícitas et Teresa, deux locutrices de la radio communautaire de San Juan Copala, La voz que rompe el silencio (la voix qui rompt le silence). Felícitas Martínez et Teresa Bautista sont tombées en avril 2008 dans une embuscade : quelques rafales d’AK-47 et l’impunité pour les assassins. Elles parlaient d’entraide, d’autodétermination des peuples, comme Bety et Jyri. Beatriz Cariño et Jyri Jaakkola se trouvaient côte à côte dans la camionnette quand ils reçurent chacun une balle dans la tête : une autre embuscade, un feu nourri pendant dix minutes, le 27 avril 2010. Entre ces deux mois d’avril, on ne compte plus les morts. La caravane prétendait rompre le siège qu’impose depuis fin 2009 un groupe paramilitaire autour de Copala en accompagnant des instituteurs qui devaient rouvrir l’école.La commune autonome avait sollicité l’appui d’organismes de défense des droits de l’homme et d’organisations civiles pour favoriser ce retour. C’est au lieu-dit La Sabana que l’attaque a eu lieu. La Sabana est un fief de l’Ubisort, « Union pour le bien-être social de la région triqui » – comme son nom ne l’indique pas, il s’agit d’un groupe paramilitaire.Depuis la déclaration d’autonomie, l’Ubisort a peu à peu grignoté le terrain autour de Copala en s’emparant par la force des hameaux dispersés qui faisaient partie de la municipalité autonome. Elle a ainsi, avec le soutien du gouvernement, encerclé le chef-lieu, qu’elle maintient depuis sous son feu. Les habitants risquent leur vie à tout bout de champ. Les hommes quand ils vont travailler leur milpa ; les femmes quand elles tentent de se ravitailler ; les enfants quand ils jouent dans les rues.Dix-neuf morts depuis le début de l’année. Beaucoup d’habitants ont fui ce climat de terreur. Dernièrement,un commando de l’Ubisort s’est emparé du palais municipal. Dans une sorte de « coup d’État », il s’est proclamé « nouvelle autorité » de Copala. Les gens ont finalement réussi à reprendre la mairie et à en chasser les intrus. La veille du départ de la caravane, le chef de l’Ubisort, Rufino Juárez, avait prévenu qu’il ne répondrait de rien.

Après l’attentat, le gouvernement d’Oaxaca a dû négocier avec lui pour récupérer les corps de Beatriz et Jyri. Le 29, c’est le directeur de la revue Contralinea qui a dû affréter un hélicoptère pour secourir deux de ses journalistes qui accompagnaient la caravane, David Cilia –blessé– et Érika Ramírez, réfugiés dans la montagne depuis deux jours. Côté forces de l’ordre, Rufino Juárez semble intouchable. On assiste à une montée en puissance des groupes paramilitaires. Il s’agit d’un élément incontournable de la guerre sociale dans le Mexique actuel. Ce sont des milices dévouées à des groupes de pouvoir bien implantés dans une région et liés entre eux par des intérêts communs. Toute une chaîne de complicité et d’impunité les lie à l’armée et à l’ensemble de l’appareil d’État. On les retrouve sur tous les fronts, en premier lieu au Chiapas, où ils mènent la vie dure aux communautés zapatistes, mais aussi dans le Guerrero, dans le Michoacán –à Ostula2, où ils viennent d’enlever trois dirigeants indiens–, ou ici, à Oaxaca, dans la région triqui. Ils sont une institution officieuse. Le Mexique connaît deux guerres civiles. Une guerre spectaculaire, qui occupe le devant de la scène et le nord du pays, opposant l’armée et les cartels de la drogue pour le contrôle du territoire. Et une autre guerre plus sournoise, dont on parle peu,que la première a d’ailleurs pour but de cacher : c’est celle menée contre la population, indienne ou métisse, contre tous ceux qui ont gardé une forme de vie sociale leur permettant de résister aux entreprises destructrices du capital. La première a été voulue par le gouvernement : en titillant un nid de vipères, le président Calderón s’attendait à une réaction. Il sait bien que cette guerre est sans fin, mais il a besoin d’elle comme écran de fumée masquant la guerre sociale.

La bataille menée contre les cartels se présente comme l’inversion de la réalité, elle est visible quand la guerre réelle est cachée, elle est bruyante quand la guerre réelle se veut silencieuse… Pourtant elle fait partie de la réalité de la guerre sociale au Mexique,elle en est un élément clé : tactique de l’écran, de l’inversion,mais aussi banalisation de l’horreur. On pourrait la qualifier de stratégie du chaos. Il s’agit de prendre de vitesse les mouvements sociaux, de les isoler et d’empêcher, par les moyens les plus extrêmes, toute tentative de reconnaissance. Dès décembre 2007, le sous-commandant Marcos le pressentait : « La guerre, comme la peur, a une odeur. Et là, on commence à respirer son odeur fétide sur nos terres. »

Voir aussi « Oaxaca : guerre à l’autonomie ».


1 Joani Hocquenghem, Le rendez-vous de Vicam, Rencontre des peuples indiens d’Amérique, Rue des cascades, 2008.

2 Sur Ostula, lire Alèssi Dell’Umbria, Échos du Mexique indien et rebelle, Rue des cascades, 2010.

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Paru dans CQFD n°78 (mai 2010)
Dans la rubrique Le dossier

Mis en ligne le 01.07.2010