Entretien avec Françoise Vergès

« Le pouvoir colonial vise les femmes »

À la fin des années 1960, des milliers d’avortements forcés ont été pratiqués dans une clinique de l’île de La Réunion, alors que la pratique était interdite en France. L’historienne réunionnaise Françoise Vergès, qui publie Le Ventre des femmes, revient ici sur le contrôle par l’État du corps des femmes noires.
Par Joël Cimarrón.

Dans « Le Ventre des femmes – Capitalisme, racialisation, féminisme », paru chez Albin Michel, tu dévoiles les détails d’un drame humain peu connu...

En juin 1970, un père et une mère s’inquiétant des saignements de leur fille de 17 ans alertent un médecin. L’existence de milliers d’avortements pratiqués chaque année dans une clinique orthopédique de Saint-Benoît, dans l’est de l’île, est alors mise au jour. Ces avortements sont pratiqués sans l’accord des patientes, sur des femmes parfois enceintes de trois à six mois, racisées, issues de milieux populaires. Elles sont endormies pour une « opération » et se réveillent l’utérus vide. Souvent, les médecins les stérilisent aussi, toujours sans consentement. Ainsi, une femme qui n’arrivait pas à avoir d’enfant avec son nouveau compagnon alors, qu’elle avait déjà été mère, découvre à l’hôpital, où elle se rend pour vérifier qu’elle n’a rien d’anormal, que ses trompes ont été ligaturées ! Il est question de 6 à 7 000 opérations par an. Certaines années, la clinique en aurait pratiqué dix par jour...

Celles qui vont oser prendre la parole seront-elles soutenues ?

Sur place, elles reçoivent un soutien assez large. C’est un médecin généraliste, président de la Croix rouge locale, fervent catholique, qui va signaler le scandale. Sa position sociale oblige à lancer une enquête. Mais ce sont surtout les journaux locaux qui vont faire campagne pour la vérité. Le journal communiste Témoignages fera un travail quotidien de récolte de paroles, publiant de nombreux récits de femmes. Outre la presse engagée, le PCR et la CGTR de l’île, l’Union des femmes réunionnaises et l’Église chrétienne de gauche seront aux côtés des femmes mutilées pour dénoncer les pratiques de la clinique.

Les responsables seront-ils poursuivis et condamnés par la justice ?

En 1971, un seul chirurgien de la clinique, d’origine marocaine, sera condamné en appel à 18 mois ferme. Les autres médecins inculpés, tous des hommes blancs, sont acquittés. Le chirurgien condamné affirme qu’il avait le feu vert de la Sécurité sociale et du président du conseil général et qu’une directive ministérielle aurait circulé. Ce véritable scandale d’État sera étouffé : le docteur Moreau, gérant de la clinique et notable bien inséré dans la bourgeoisie locale, n’écope d’aucune peine. Les trente femmes qui seront entendues par le juge chargé de l’affaire ne seront jamais dédommagées. Les détournements massifs de bons de l’assistance médicale gratuite, pour lesquels les médecins déclarent des chiffres supérieurs à ceux admis pour des petites interventions chirurgicales, ne seront ni jugés ni remboursés. La propagande étatique antinataliste a créé un climat qui légitime les abus de pouvoir de la part des institutions de contrôle des naissances, de médecins et d’associations sous contrôle de la préfecture.

À l’époque, en France, l’avortement est toujours sévèrement réprimé. Qu’est-ce qui explique ce paradoxe ?

Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un paradoxe, mais d’un choix politique. Cet épisode macabre de l’histoire révèle la manière dont s’exerce la colonialité du pouvoir sur des territoires issus de l’empire esclavagiste. Pour paraphraser Fanon, le pouvoir colonial vise les femmes pour affaiblir les capacités de résistance d’une société. Dans les années 1960, l’État français encourage une politique antinataliste en Outre-mer, avec des campagnes de sensibilisation à différentes méthodes contraceptives, mais une politique nataliste en France, où l’avortement est encore interdit et la contraception, à partir de 1967, acceptée mais très encadrée. La République, prétendument une et indivisible, applique des politiques discriminatoires et prive de certains droits les habitantes des Outre-mer. On peut parler d’un véritable traitement racial de la population par l’État.

Une politique discriminatoire justifiée par une idéologie du développement partagée par les grandes puissances de la seconde moitié du XXe siècle...

Dès après la Seconde Guerre mondiale, la France estime que les DOM sont « impossibles à développer ». Afin d’embarquer ces territoires vers une modernité assimilatrice et étouffer toute velléité indépendantiste, deux politiques s’imposent : l’une sur l’émigration, l’autre sur le contrôle des naissances. Le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (Bumidom) est créé en 1963. Des dizaines de milliers de jeunes sont encouragés à partir donner leur force de travail en France. En quelques années, les Antilles perdent 12% de leur jeunesse. C’est énorme ! C’est ce que Césaire appellera un « génocide par substitution », car dans le même temps, des milliers de fonctionnaires français arrivent de métropole pour occuper les postes dont a besoin l’assimilation. Plutôt que de former localement, l’État fait venir médecins, juges, enseignants, administrateurs...

Du côté des politiques autour de la procréation, il s’agit d’imposer une morale normative calquée sur des mœurs occidentales. Tout comme leurs compagnons, les Réunionnaises des classes populaires sont méprisées et considérées comme pratiquant une sexualité « tropicale débridée ». Des femmes sans conscience et donc responsables de la pauvreté et du sous-développement, comme le clame le député de droite de La Réunion Michel Debré. Cet ancien Premier ministre, auteur de la Constitution de la Ve République, est aussi un farouche opposant de la décolonisation et du droit des femmes à contrôler leur fertilité ! Son paternalisme se retrouve chez une partie de la petite bourgeoisie qui travaille au Planning familial de l’île ou chez des assistantes sociales qui envoyaient des patientes à la fameuse clinique en sachant bien ce qui les attendait. Elles se disaient que c’était pour leur bien... En dénonçant ces avortements forcés, il n’est pas question de dénoncer le droit à l’avortement. Il fallait évidemment se battre pour la libéralisation de la contraception et de l’avortement. Mais c’est aux femmes de le décider et non à une politique d’État de mutiler les corps de sa colonialité républicaine.

Revenons à la question du « développement ». Tu montres que le chômage et la pauvreté ne sont pas dus à la surnatalité, mais à bien d’autres raisons...

À partir des années 1950 et tout au long des années 1960, les petits planteurs et les ouvriers agricoles de La Réunion perdent leur travail, avec la concentration des terres et la mécanisation. Les usines ferment, les petites entreprises de service disparaissent. Les grèves sont durement réprimées. Le passage à marche forcée d’une économie fondée sur l’industrie sucrière et l’agriculture à une économie de services dominée par les grands groupes français entraîne un chômage structurel. La destruction de la production locale s’accompagne de l’implantation de centres commerciaux, de grandes compagnies de distribution, qui augmentent la dépendance à l’importation et donc à l’Hexagone. Ce choix du productivisme et de l’industrie capitaliste s’avère véritablement responsable du désastre écologique et des inégalités sociales.

À l’époque, le Mouvement de libération des femmes (MLF) ne mène aucune campagne de solidarité avec les femmes victimes de la clinique. Ce n’est pas faute d’information, car la presse nationale relaye l’histoire. Comment l’expliquer, alors ?

L’histoire du féminisme tel qu’il s’écrit fait comme si ni l’esclavage ni le colonialisme n’avait eu d’impact sur la manière de penser les droits des femmes. Olympe de Gouges ou les femmes de la Révolution française constituent de grandes figures de ce récit, jamais des femmes esclaves luttant pour leur liberté. J’insiste : les femmes blanches françaises, qui ont acquis la majorité de leurs droits civiques dans la seconde moitié du XXe siècle, avaient le droit de posséder, vendre et tuer des êtres humains, des esclaves. Ce droit leur était donné par le principe de la suprématie blanche. En s’appuyant sur une histoire tronquée, les femmes du MLF n’étaient pas outillées pour accepter le fait que si elles sont dominées en tant que femmes, elles sont aussi dominantes en tant qu’héritières du système esclavagiste et colonial – système qu’elles combattaient pourtant dans leurs discours. Ces siècles ont fait d’elles des femmes blanches. Il aurait alors fallu vouloir comprendre comment ces privilèges étaient advenus et comment y renoncer. Leur cécité s’explique entre autres par leur désir de se représenter comme les opprimées parmi les opprimés, de quoi les rendre aveugles aux privilèges qu’elles ont reçus de l’histoire.

Aujourd’hui, les choses ont-elles évolué ?

On voit apparaître ces dernières années en France des féministes musulmanes, des afro-féministes, des collectifs qui montrent que le féminisme n’est pas blanc, qu’il n’a jamais été blanc. C’est important et cela m’amène à défendre un féminisme décolonial, qui n’oublie pas les structures très raciales encore à l’œuvre, et qui doit être lié à des combats contre les nouvelles formes de colonisation, de dépossession.

Pour cet épisode comme pour de nombreux autres, on est tenté de parler de « chapitre oublié » de l’histoire de France. Dévoiler un à un les chapitres oubliés, c’est le travail politique auquel tu contribues ?

Quelque part oui, je contribue à cette stratégie du chapitre oublié. Mais il y a un autre travail à faire : il ne s’agit plus d’ajouter des chapitres, mais de transformer complètement la structure du récit. Ajouter des chapitres ne suffira pas à nous libérer du récit qui place la France au centre de l’histoire mondiale. Il faut provincialiser la France, dénationaliser, déracialiser l’histoire du féminisme. Par exemple, écrire le récit des participantes à l’insurrection haïtienne, ces femmes qui se sont battues contre l’esclavagisme et le colonialisme, dans une lutte politique pour l’émancipation, la justice, l’égalité, cela permet qu’il n’y ait plus simplement Olympe de Gouges pour articuler une pensée féministe au XVIIIe siècle. Là, on bouleverse la manière dont l’Histoire est écrite.

Naïké Desquenes

Enfants perdus

« C’est aussi un procès “blanc” que le Palais de justice a couvert de ses faux marbres. Les juges, le procureur, les substituts, la plupart des avocats et quatre des cinq accusés étaient des visages pâles. Un procès mâle enfin. Des hommes jugeaient d’autres hommes et faisaient défiler devant eux – comme de véritables pièces d’accusation – quelques dizaines de femmes inquiètes et mal à l’aise. Avec ironie, maladresse, lourdeur et imbécilité, ces hommes parlaient de leurs sexes, de leurs règles, de leurs trompes et de leur mécanique de femmes. »

Claude Angeli, « La politique des enfants perdus », Politique-Hebdo, 18 février 1971.

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