Musique

« Le cri d’émancipation, “Debout et libre”, c’est ce que je recherche dans la poésie »

Il est l’un des artistes les plus doués de sa génération. Ivre de révolte, de sombre beauté et de mots acérés. Jusqu’à l’ivresse, au vertige. Un funambule. Marc Nammour, chanteur de La Canaille, soutient en ce moment La Nausée, le troisième album du groupe. Rencontre sur les collines du 93-sud en compagnie de la manageuse Lucie Sertillange.

La Canaille, c’est ton histoire, Marc, mais aussi celle de Lucie. Vous nous racontez les premières années ?

Lucie : J’ai rencontré Marc alors qu’il avait 19 ans, il ne se présentait pas encore comme un chanteur de rap. On s’est perdus de vue, puis on s’est retrouvés à 21 ans, en 2000. Cela faisait plusieurs mois qu’il se consacrait à la musique, au rap. Il avait arrêté ses études et travaillait à l’usine, de nuit. Il m’a fait écouter cinq ou six textes écrits et composés avec son pote Nicolas Rinaldi. Des textes, déjà, qui parlaient de dignité et de révolte. On s’est installé ensemble à Toulouse et il a consacré de gros efforts à la réalisation de sa première mix-tape. Arrivés à Montreuil, on a élargi notre cercle de musiciens, et tout s’est accéléré.

Par Julien Jaulin.

Quelle a été ta place dans la création du groupe ?

Lucie : Traversée par des aspirations poétiques et politiques, j’ai peut-être été une boîte à idées, une muse…

Marc : Dans notre relation, il y a eu la rencontre entre deux mondes. J’étais en colère mais sans conscience politique. Et puis je croyais encore en Dieu. C’était avant d’écrire « Ni Dieu ni maître » ou « L’Usine »…

L’usine, tu y as bossé un an ?

Marc : Plus que cela, j’ai commencé à 16 ans pendant toutes les vacances. Je conditionnais les pièces. Puis j’y suis revenu à 21 ans, à temps complet. À cette époque, je le répète, j’étais en colère, mais je ne comprenais pas nécessairement les mécanismes de domination. Ensuite, oui, j’ai été marqué par la lecture de Bourdieu et la rencontre avec Lucie, qui vient d’une famille très militante. Le goût des mots, de la musique, c’était pour moi une soupape. Politiquement, la rencontre avec Lucie a été déterminante.

D’autres rencontres ont compté ?

Lucie  : Oui, notre voisin montreuillois Marc Barnaud, un multi-instrumentiste extrêmement doué, un pur artiste fils de poète, un circassien qui compose pour le théâtre. Il a été pour nous une véritable pépite.

Marc  : Cette rencontre-là a été déterminante d’un point de vue artistique. Il m’a amené à me questionner : quand tu montes sur les planches, c’est pour faire quoi ? Que défends-tu ? Quel est ton positionnement ? Et puis, en parallèle de la rencontre avec Marc, j’ai trouvé du boulot à la télé, en piges, grâce à Walter Paglani, originaire comme moi de l’Est de la France. Un mec qui aime le funk, le groove, mais qui vient du monde prolétaire. Un fils d’ouvrier, comme moi.

Lucie : Donc les deux Marc (chant/guitare), Nicolas (DJ), Walter (basse) créent un groupe et je propose ce nom : La Canaille. Parce qu’il renvoie évidemment à l’imaginaire révolutionnaire et au chant de la Commune  : « C’est la canaille, eh bien j’en suis. » Et puis cela évoque le rejet du sécuritaire, le refus de la stigmatisation des populations populaires. On parle aujourd’hui de « racaille » ; nous on revendique le fait d’en être.

Le premier album était en orbite ?

Marc : On a mis très longtemps à le sortir. On a réorchestré « L’Usine » et « Ni Dieu ni maître », mais il a fallu deux ans pour trouver notre son  ! On venait tous d’univers différents, des rencontres improbables.

Lucie : Mais très vite, par l’intermédiaire d’une copine de Walter, on a trouvé une tourneuse et dès 2004, elle vend le spectacle à des mairies, à des centres culturels. On crée l’asso, on se structure, on met de côté les sous pour produire le premier album, on s’inscrit à plusieurs tremplins. En 2005-2006, on est finalistes aux Eurockéennes, on gagne le Chorus des Hauts-de-Seine, le Fair, le Printemps de Bourges. On a le vent en poupe. On presse un maxi, mais le premier album Une goutte de miel dans un litre de plomb ne sortira qu’en ­septembre 2009. On a d’emblée été très exigeants au niveau de la production, tant du point de vue du son que de l’image. Le premier logo de La Canaille, c’était une griffe.

Marc : A l’époque, on s’y est crus, « découverte du Printemps de Bourges ». On s’est dit : « ça y est, c’est parti. » On mettait des affiches dans la poussette de notre fille et on en collait partout. Mais en fait, tous ces tremplins, c’est un peu la foire aux bestiaux. Il y a plein de groupes, tu es payé au lance-pierres, tu n’as même pas un pass pour assister aux concerts des autres groupes, les « pro ». Quelle naïveté de notre part ! On a quand même joué en Équateur et fait circuler notre son. A la sortie du premier album, en 2009, je choisis de vivre de la musique et de l’écriture, et donc d’arrêter les piges. J’ai conservé mon statut d’intermittent, mais avec un salaire journalier largement inférieur.

La composition du groupe a changé ?

Marc : Oui, totalement. D’abord parce qu’on ne pouvait proposer aucune garantie aux musiciens. Chaque album a eu une équipe différente.

Quand a commencé la tournée du nouvel album, La Nausée ?

Marc : Le 13 septembre dernier. Depuis, on a fait une vingtaine de dates et on va en faire 20 à 30 de plus. C’est la guerre pour trouver des dates quand tu ne fais pas du divertissement. Tous les autres styles sont écrasés. On a bossé deux ans sur ce nouvel album autoproduit.

La Canaille est un groupe indépendant ?

Marc : Oui, on est producteurs, donc propriétaires du master. À chaque nouvel album, on engage une attachée de presse, un tourneur, et puis évidemment, on a un distributeur. Dès le premier album, on a obtenu un beau succès d’estime, on a été très suivi par Fip. On a embrayé très vite par le deuxième album Par temps de rage (2011), et là, on a passé un cap avec des invités assez prestigieux. On a fait une belle tournée de 54 dates. À la fin du deuxième album, j’ai constaté que j’étais le dernier dinosaure, qu’il n’y avait plus que moi de l’équipe initiale. On m’a alors proposé une carte blanche : faire un « Opérap » sur le mouvement ouvrier, à ­Sochaux-Montbéliard, avec 50 musiciens classiques.

Qu’est-ce qui a changé, au cours de toutes ces années, dans ton rapport à l’écriture ?

Marc : J’ai progressivement délaissé la rime. Je me suis nourri d’autres textes et auteurs : Antonin Artaud, Aimé Césaire, Nâzim Hikmet, Léo Ferré. Le cri d’émancipation, « debout et libre », c’est ce que je recherche dans la poésie. Je ne scande plus de la même façon.

Vous pouvez nous parler du projet Césaire et du Cahier d’un retour au pays natal ?

Lucie : C’est lié à la rencontre avec Serge Teyssot-Gay. Il a assisté à la finale du Chorus des Hauts-de-Seine et a eu un coup de cœur. On l’a recroisé lors d’un concert à La Villette à la sortie du deuxième album. Un an plus tard, il rappelait pour travailler ensemble autour de la thématique de la négritude.

Marc : En janvier 2013, on a participé au festival littéraire « Le Goût des autres », au Havre, on y a joué le Cahier d’un retour au pays natal, mon texte préféré, le seul que j’emporterais sur une île déserte. On s’est interdit de répéter, on s’est retrouvé « à poil » sur le plateau. Cela a complètement changé mon rapport à la scène  : improvisation totale  ! Jamais je n’avais bossé comme ça. Cela exige d’être à l’écoute des autres, c’est fragile, c’est risqué, mais il y a vraiment quelque chose qui passe  ! Ce fut une excellente préparation à l’Opérap, joué en juin 2013. Avec la prose, en dépit d’un gros sens du rythme, quand tu es dans l’impro, tu flottes, c’est vertigineux. Le spectacle sur Césaire poursuit sa route  : on le joue en février et en mars, en parallèle de la tournée de La Canaille.

Et à tout cela, il faut ajouter l’autre projet avec Serge Teyssot-Gay, « Interzone extended » . C’était vraiment un moment magique l’été dernier au cloître des Célestins, dans le cadre du festival d’Avignon !

Marc : J’ai pris une grosse leçon de musique. Interzone est un groupe né de la rencontre entre Serge Teyssot-Gay et Khaled Aljaramani (joueur de oud). Le projet a été élargi à Carol Robinson (clarinettes), Keyvan Chemirani (zarb, daf), Médéric Collignon (trompette et bugle) et moi… J’ai ajouté une histoire et à six, on a répété en tout et pour tout durant quatre heures, trois semaines avant le spectacle ! Mais j’ai conservé les enregistrements et j’ai beaucoup bossé. J’ai dû me confronter pour la première fois à la langue arabe, qui est la langue de ma famille libanaise. J’ai demandé à mon père, par Skype, de corriger mon accent. Je ne lis pas l’arabe, donc j’ai tout retranscrit en phonétique, de gauche à droite… J’avais donc quand même préparé les mots, mais je ne savais pas comment j’allais les scander. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie en montant sur scène ! Et puis il y a eu le vent, en septième musicien… Une belle aventure.

« Des mots pour marteler, c’est ce qu’on sait faire de mieux. Dis-le, vis-le, crie-le, sois-le, c’est la canaille, eh bien j’en suis ! »

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