Cap sur l’utopie

Le communisme ludique à l’instant même

Le seul mot de désordre à même de déboussoler pour de bon les propriétaires de la planète, ça reste le « Tout, tout de suite ! » mis en pratique en leur temps par les Diggers.

L’excitant petit pavé lancé il y a quelques années par Alice Gaillard, Les Diggers (éditions l’Échappée), rappelle que le seul mot de désordre à même de déboussoler pour de bon les propriétaires de la planète, ça reste le « tout, tout de suite ! » mis en pratique par les Diggers1. Les hardis Diggers engliches qui s’emparèrent en 1649 des terres seigneuriales du Surrey pour y instaurer le communisme2 ou leurs ébouriffants héritiers, les Diggers du San Francisco des années 1966-1968.

Chauffés au rouge par les artistes activistes ayant réinventé le théâtre guérilla aux States et par le légendaire Emmett Grogan3, ces Diggers-là ont transmuté sans vergogne le quartier d’Haight-Ashbury en véritable utopie en actes proscrivant toute forme de contrainte, y compris celle de devoir travailler. Du jour au lendemain, l’usage de l’argent y est devenu quasiment caduc. Recourant à mille astuces, qu’elles soient légales (récupérer des surplus de fruits et légumes chez les maraîchers) ou non (piller des camions frigorifiques en se faisant passer pour des déchargeurs qualifiés), Emmett Grogan et ses Merry Pranksters (joyeux farceurs) ont vraiment réussi à nourrir quotidiennement non pas seulement – à la Coluche – des gniasses du coin qui en avaient besoin mais aussi tout plein de zigomars moins crève-la-faim aspirant à une vie autre niquant les modes d’échanges capitalistes. « La free food n’était pas tant un effort pour aider les pauvres mais pour les libérer du salaire qui les asservit et montrer comment une société idéale pourrait fonctionner. »

Après s’être dotés d’une free press, les Diggers ont bientôt ouvert des free clinics, des free hostels, des free car parks, des free banks (sic !) et surtout des free stores sans gérants, sans employés, sans caisses enregistreuses où l’on pouvait s’approvisionner tant en outils et en électroménagers qu’en meubles ou en instruments de musique (jusqu’à des pianos !). Un panneau était planté devant ces boutiques féeriques : « Si quelqu’un demande à voir le directeur, répondez-lui qu’il est le directeur. »

On se doute que les Diggers ont épouvanté l’establishment pour bien d’autres raisons encore. On insultait obscènement les pouvoirs établis. On faisait zig-zig à l’air libre. On semait dans des boîtes colorées des instructions pour fabriquer des cocktails Molotov ou des armes plus insolites. On était convié à chaque coin de rue à « sortir de son identité institutionnalisée et figée » en prenant part à des acid trips collectifs « abattant les inhibitions et décuplant l’imagination ». Des pratiques « mutantes, sources de nouvelles alternatives », comme les définissait Grogan, qui feraient sans doute encore sensation aujourd’hui. Imaginez la tête des Verts, des Cégétistes ou des Insoumis si l’on se mettait à distribuer dans leurs meetings des « catalyseurs psychédéliques de libération personnelle et d’interaction sociale ».

Noël Godin

P.S. : Le livre le plus jouissif sur la contre-culture subversive des seventies saisie sous tous ses aspects est toujours L’Aventure hippie de Jean-Pierre Bouyxou et Pierre Delannoy (Lézard ou 10/18).


1 Littéralement « ceux qui creusent ». En français, on les appelle « Bêcheurs » ou « Piocheurs », tous ces noms faisant référence au mode de vie agraire des premiers Diggers.

2 Se procurer à ce propos L’Étendard déployé des vrais niveleurs… de Gerrard Winstanley (Allia).

3 À lire coûte que coûte : sa prodigieuse autobiographie, Ringolevio (J’ai Lu, Gallimard ou l’Échappée).

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