Théâtre

Le colonialisme mis en procès

La comédienne et dramaturge Maylis Bouffartigue, animatrice de la compagnie Monsieur Madame, pratique un théâtre politique qui ne parle pas à la place des citoyens, mais leur fournit des armes pour résister. Rencontre autour de La Mise en procès, son dernier spectacle.

CQFD : Depuis quand tournes-tu avec La Mise en procès ? Pour quelles raisons as-tu décidé de monter ce spectacle ?

Maylis Bouffartigue : La Mise en Procès est la suite de mon travail artistique. L’une de mes dernières créations théâtrales (Tria Fata) traitait de l’exil, de l’errance et mettait en procès la loi en général. J’avais éprouvé la nécessité de me pencher sur les lois concernant les étrangers. Rappelons que le Ceseda (Code de l’entrée et du séjour des étrangers, et du droit d’asile) est entré en vigueur en 2005, la même année que la parution de l’article du 23 février prônant les bienfaits de la colonisation. J’ai donc commencé par une « mise en procès fictive » du code des étrangers. J’avais fait cette proposition à maître Giusti, avocat au barreau de Paris, qui jouait son propre rôle. Mais en fait, cela faisait de longues années que j’avais l’idée de « mettre en procès » le colonialisme.

En 2008, alors que j’étais invitée au festival international du Théâtre des réalités au Mali, Adama Traoré, le directeur du festival, qui connaissait depuis longtemps ce désir, m’a offert le livre Coloniser, exterminer (Fayard, 2005) d’Olivier Le Cour Grandmaison. Tout s’est ensuite enchaîné d’une façon très logique. Mon parti-pris radical était de mettre en procès des codes juridiques. Olivier Le Cour Grandmaison avait écrit De l’indigénat (éditions La Découverte-Zones, 2010), qui traite justement des décrets concernant l’indigène sous la IIIe République. Je me suis donc inspirée de ses deux derniers livres, mais je ne pouvais pas m’arrêter à cette époque coloniale, il était inévitable et logique d’aller plus en amont dans le temps et de mettre aussi en procès le Code noir. Je me suis alors inspirée du formidable livre Le Code noir ou le calvaire de Canaan (PUF, rééd. 2012), de Louis Sala-Molins, qui avait tant dérangé lors de sa publication, en 1986.

Ces trois codes sont écrits pour contrôler une même catégorie de gens : le Noir, l’indigène et l’étranger. La Mise en Procès n’est certes pas là pour mettre les trois codes sur le même plan, pour dire que l’histoire est la même depuis des siècles, mais pour mettre en exergue le racisme d’État, le racisme élitiste multiséculaire et traditionnel, couvert par la loi censée incarner l’objectivité… Pour reprendre une phrase d’Olivier Le Cour Grandmaison, avec cette pièce, je combats « l’arbitraire établi par le droit et au nom même du droit. » Il faut avoir conscience que le Code noir et le code de l’indigénat ont légiféré la mise à mort par le biais de l’esclavage ou du travail forcé de millions d’hommes, de femmes et d’enfants… L’esclavage a été reconnu en 2001 comme étant un crime contre l’humanité. Mais qu’en est-il du colonialisme et du travail forcé ?

Au Lavoir moderne, le spectacle à peine achevé, tu as lancé une discussion-débat avec Louis-Georges Tin et Olivier Lecour Grandmaison. Pourquoi ne pas intégrer les intervenants à la pièce, dans le cadre de l’accusation ?

Je serai très heureuse d’intégrer dans la pièce Olivier Le Cour Grandmaison, ou Louis Sala-Molins, ou encore Louis Georges Tin, ces trois intellectuels précieux, singuliers et courageux. Ceci dit, je tiens à ce qu’ils débattent et discutent avec le public à la fin de la représentation, car ils éclairent scientifiquement des pans de notre histoire, si méconnue ou malconnue par la majorité des Français eux-mêmes.

Te revendiques-tu du « théâtre d’intervention » brechtien ?

Je ne me revendique pas ! Je fais du théâtre aujourd’hui, ici et maintenant, et surtout devant un auditoire ! Par sa forme particulière, cette pièce rappelle la vocation civique initiale du théâtre antique. Le théâtre ne prend vie et n’existe qu’à une unique condition : il doit être incarné devant un auditoire. Une pièce dramatique n’existe en tant qu’acte théâtral qu’à ce moment-là, dès que le public, l’acteur principal dirais-je, entre en jeu en étant auditoire : sans ce fondement, une pièce reste un livre avec un intérêt bien moindre, car c’est dans cette incarnation elle-même que le théâtre devient effectivement réel et acte public. Qui dit acte public et auditoire dit acte politique… Ainsi La Mise en procès répond à cette loi théâtrale, à ce « droit théâtral fondamental » du spectateur. Elle propose des textes qui ne sont pas référencés comme étant des textes dramatiques, mais qui concernent les affaires publiques et donc le citoyen lambda. Ce dernier peut ainsi jouir de son droit civique et accaparer ces textes délaissés par l’Éducation nationale et la culture en général…

Tu as joué dans le film La Commune de Paris (1999) de Peter Watkins. Quel a été ton parcours depuis et quels sont tes projets futurs ? T’est-il aisé de vivre de ton art aujourd’hui ?

J’ai créé en 2001 un solo, La diseuse quelqu’un, que j’ai eu l’occasion de jouer en Pologne, en Italie, au Togo, au Mali, au Burkina Faso, au Sénégal… Ce solo a été défini par les critiques comme un « poème scénique ». Beaucoup de spectateurs venaient me voir à la fin des représentations pour me demander de « vivre une expérience artistique et théâtrale avec moi  » ! Parmi eux, il y avait des artistes, des étudiants, des scientifiques, des femmes au foyer, des chômeurs, des sans-papiers, des enseignants, des rappeurs, des slameurs, des écrivains. J’ai établi une longue liste de toutes ces personnes que j’ai conviée pour présenter diverses propositions en avant-première de mon solo. Une association de fait était née. J’ai ensuite créé ma compagnie de théâtre, en 2002, une association nommée compagnie Monsieur Madame, composée en partie du public préalablement rencontré. Depuis, j’ai écrit et mis en scène plusieurs pièces… Mon prochain projet concernera le génocide du Rwanda.

Vivre de son art n’est pas aisé. Mais ce qui est le plus difficile, le plus dénué de sens, c’est la sélection opérée par la majorité des experts-culture, des directeurs et programmateurs de théâtre. Quels sont les critères de leur choix ? Ces professionnels de la culture qui gravitent autour des artistes décident de ce qui est bon pour « leur » public. C’est ainsi que l’on peut laisser porte ouverte à une censure camouflée, c’est ainsi que l’on empêche l’artiste de théâtre non consensuel de communiquer ses réflexions et, pire, c’est ainsi que l’on prive le public de ces diverses propositions, que l’on transforme le spectateur, cet acteur principal du spectacle vivant, en client, en acheteur de produits convenus, faciles à consommer et décidés par des experts ! Je pense alors à cette phrase fondamentale de Tadéusz Kantor : « Le moment où un homme, un acteur, se lève devant d’autres hommes, des spectateurs, me paraît être un moment révolutionnaire. »

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