Innover pour mieux dominer

Lâcher de robots

Le salon Innorobo dédié à l’avenir robotique, qui s’est tenu en mai (2016) à Paris, donne l’occasion à l’historien François Jarrige, auteur de l’ouvrage Technocritiques (éd. La Découverte, 2014), de revenir pour CQFD sur ce « mirage enfantin chargé de combler le vide politique ».
Par Emilie Seto.

Les 24 et 25 mai dernier se tenait à Paris le 3e salon Innorobo, « le seul sommet européen entièrement dédié aux technologies robotiques et aux innovations de rupture », nous disent les discours officiels. Cet événement célébré par la novlangue managériale était censé offrir « un vaste écosystème d’affaires », où doivent se retrouver des « leaders et décideurs de grands groupes et de start-ups, de centres de recherche et de formation, d’institutions publiques et de fournisseurs de technologies ou de services, des investisseurs et des médias ».

Dans un vaste hall au nord de la capitale, environ 200 exposants du monde entier étaient réunis pour présenter leur marchandise, il y avait là des robots médicaux pour nous sauver, des « robots accessibles pour tous qui rendent la vie plus facile, plus sûre et avec une touche de plaisir », des « robots familiaux » censés pénétrer les foyers, des robots éducatifs, des robots sécuritaires, et une multitude d’autres robots industriels censés faciliter le travail des humains, l’alléger et le simplifier selon les mirifiques promesses répétées à satiété. On y croisait une multitude de starts up dynamiques, des cadres et des chercheurs en quête de financement, mais aussi des représentants du CEA et quelques grands groupes financiers. Avec le soutien du ministère de l’Économie, il s’agissait de trouver des « opportunités de croissance » tout en répondant aux « enjeux sociétaux majeurs », de soutenir la « French tech » en faisant de notre nation un phare de la robotique.

Pour tous ces gens comme hypnotisés, le robot est une sorte d’évidence, un futur inéluctable, un objet de désir et de fascination, la manifestation de notre destin, la promesse d’un avenir enchanté et merveilleux. Désormais omniprésent dans le langage de la science et des affaires, mobilisant des légions de scientifiques et d’industriels, le robot a d’abord surgi au début du XXe siècle dans la littérature de science fiction. C’est le Tchèque Karel Tchapek qui invente le mot « robota » en 1920 – à partir d’un terme slave signifiant « corvée » ou « esclavage » –, dans une pièce de théâtre qui mettait en scène des machines à l’apparence humaine, qui se révoltent et finissent par détruire l’humanité. Mais ce sont surtout les célèbres romans d’Isaac Asimov qui popularisent le mot après 1945, avec son Cycle des robots. C’est d’ailleurs lui qui préface en 1980 le premier traité consacré à la robotique industrielle, publié aux États-Unis par Joseph F. Engelbergern, l’un des « pères » du domaine. Les dérivés comme « robotique », « robotisation » apparaissent à partir des années 1960 et surtout 1980, lorsque le mot quitte la sphère des imaginaires futuristes pour entrer dans les usines, avec les nouvelles trajectoires modernisatrices de l’industrie – notamment le remplacement des ouvriers sur les chaînes de production dans l’industrie automobile – dans le contexte de crise des années 1970.

Pour le public présent au salon Innorobo, il ne fait pas de doute que le robot est la dernière manifestation du génie humain, une « technologie de rupture », une nouveauté radicale censée annoncer un monde meilleur. En réalité, il n’est qu’une nouvelle étape dans le vieux projet d’automatisation inhérent à l’histoire de l’industrialisation et du capitalisme cherchant à se passer des hommes. L’utopie de l’automatisation apparaît dès le XIXe siècle : les libéraux y voient un moyen de sécuriser la production, et beaucoup de socialistes le considèrent comme un instrument pour supprimer les tâches ingrates, une occasion de faire de l’homme une « pure intelligence » comme l’écrivait le communiste Etienne Cabet dès les années 1840. Avec l’âge industriel, les automates visent de plus en plus à accroître les profits en modifiant les conditions du travail grâce à une production en continu qui ne serait plus soumise aux risques introduits par les ouvriers de chair et d’os.

Sous prétexte de quelques robots médicaux censés aider le chirurgien et améliorer la santé publique, les industriels entendent fourguer des tas de gadgets inutiles autant que néfastes, armes de guerres, briseurs de grève, pauvres palliatifs à la solitude contemporaine. Tous ces robots qu’il faudrait désormais aimer et accueillir comme des frères ne sont que les symptômes d’un monde en crise et désœuvré, qui choisit de s’en remettre aux machines pour satisfaire la frustration sexuelle ou combler la solitude croissante des individus.

L’un des objectifs de ce genre de salon est de rassurer l’opinion, tout en construisant des marchés et des débouchés pour des gadgets majoritairement inutiles. Des spécialistes en communications et en marketing fondent des laboratoires et inventent des stratégies pour créer le besoin et lever les doutes. Dès les débuts du rêve automate, de nombreuses inquiétudes et débats se sont exprimés. Il y a deux siècles par exemple, l’économiste Sismondi réagissait à la révolution industrielle qui démarrait en Angleterre en s’exclamant : « Quoi ! La richesse est donc tout ? Les hommes ne sont absolument rien ! Il ne reste plus qu’à désirer que le roi, demeuré tout seul dans l’île, en tournant constamment une manivelle, fasse accomplir par des automates tout l’ouvrage de l’Angleterre ! » Par la suite, cette prophétie a été repoussée par les économistes et ingénieurs pour qui les machines ne font pas disparaître le travail, mais le redistribuent en favorisant un déversement des ouvriers de secteurs fatigants vers d’autres qui le seraient moins, de l’agriculture vers les services pour le dire vite, et en créant de nouveaux emplois censés être plus enrichissants et épanouissants. Le débat porte alors d’emblée sur les mécanismes juridiques et les mesures permettant d’accompagner le processus et limiter ses effets destructeurs. Que ça soit à la fin du XIXe siècle, dans les années 1930 et 1970, ou aujourd’hui, à chaque fois, l’automatisation accompagne une redistribution mondiale de la puissance et des richesses, au bénéfice des puissants et aux dépens des dominés.

Les rapports se multiplient à ce sujet. Selon les commanditaires et l’identité des auteurs, ils seront plus ou moins pessimistes ; dans tous les cas, ils annoncent des destructions importantes d’emplois, tout en faisant espérer une nouvelle prospérité. L’approche la plus répandue consiste à spéculer sur l’avenir, en essayant d’évaluer le nombre d’emplois créés ou supprimés, mais mieux vaudrait, à la suite de l’historien David Noble, s’interroger sur la fonction et le rôle de ces robots1. Contestant la rentabilité économique de ce type d’investissements, Noble explique que ces machines servent surtout à assurer un contrôle social et politique sur la main-d’œuvre. Étudiant l’automatisation après 1945, il a ainsi montré combien les machines automatiques à commande numérique mises au point par des chercheurs en lien avec l’armée servent à domestiquer les syndicats, un des enjeux de la guerre froide. Aujourd’hui, en Chine, alors qu’est révélé le scandale des terribles conditions de travail des prolétaires exploités dans les usines du géant Foxconn, spécialisé dans la fabrication de matériel informatique, le PDG annonce purement et simplement leur remplacement par des robots.

La robotique est à la fois un projet politique et un mirage enfantin chargé de combler le vide politique. Le désir de robot témoigne d’un évidement profond des horizons d’attente, du fait de l’absence manifeste d’alternative politique ou d’imaginaire de substitution : il participe du solutionnisme technologique qui contribue à la liquidation du politique par l’obsession généralisée pour l’innovation. Par ailleurs, comment réconcilier ce monde des robots avec l’effondrement écologique contemporain, comment ne pas voir que ces nouvelles technologies partout célébrées sont indissociables de vastes infrastructures, d’usines monstres, de centrales nucléaires et de barrages géants qui fournissent l’énergie nécessaire à leur fonctionnement. Alors même que ces enjeux ne sont presque jamais évoqués, comment ne pas voir que ces gadgets high-tech ne sont rien sans les métaux rares extraits à l’autre bout du monde pour les construire, ou sans les ressources naturelles pillées pour assurer leur fonctionnement ? Le rêve robotique contemporain est l’une des manifestations les plus éclatantes et les plus terrifiantes de nos impasses socio-écologiques, de l’aveuglement des pouvoirs économiques et politiques, de notre incapacité profonde à expérimenter d’autres chemins que la course à l’abîme technologique.


1 Il faut lire son bref essai fascinant récemment traduit en français par Célia Izoard : David Noble, Le Progrès sans le peuple. Ce que les nouvelles technologies font au travail, Marseille, Agone, 2016.

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