Mexique indigène : Qui fait la police ?

La police communautaire face à la guerre de basse intensité

Sur la présentation de la justice et de la police communautaire par Georges Lapierre et le reportage photo de Patxi Beltzaiz, voir CQFD n°115, actuellement dans les kiosques.

Jusqu’à présent l’organisation de la police et de la justice communautaire avait réussi à tourner et à user à son avantage les deux forces souvent opposées qui la traversent : le courant partisan du dialogue avec l’Etat et le courant plus radical de l’autonomie, deux postures qui ne sont pas aussi antagoniques qu’elles paraissent à première vue. La première privilégie la voie diplomatique : ne pas chercher la confrontation directe avec le gouvernement, ce qui oblige l’organisation à négocier et à se contenter de ce que veut bien lui concéder le pouvoir. Cette position conduit souvent à l’immobilisme et à la « conformité ». L’autre tendance propose d’exercer l’autonomie dans tous les sens du terme et mettre le gouvernement devant le fait accompli. Cette position plus dynamique, à l’origine des initiatives importantes, implique cependant de trouver les fonds nécessaires pour poursuivre les projets à partir des propres ressources et des capacités des communautés. Du jeu de ces deux tactiques se dégage une stratégie subtile, qui avait réussi, jusqu’à présent, à éviter une confrontation directe et meurtrière avec le gouvernement et l’armée tout en mettant en place l’armature d’une autonomie.

Les peuples indiens ont avancé leurs pions sans esbroufes, sans jouer les fiers-à-bras. Tout au début, le gouverneur de l’État du Guerrero leur a même fourni des fusils ! Il voyait avec placidité les Indiens se charger d’un travail qui lui revenait. Quand il s’est rendu compte du danger, il était bien tard, la Police communautaire avait conquis l’appui d’une grande partie de la population ; les affronter, c’était encourir alors le risque de se trouver face à un soulèvement généralisé ! Le gouvernement a dû louvoyer, ce qui ne l’a pas empêché et ne l’empêche toujours pas de tenter quelques mauvais coups en douce.

Par Patxi Beltzaiz.

Le conflit le plus important avec l’État eut lieu en 2002 : les autorités de la coordination régionale habilitées à rendre la justice furent toutes arrêtées sous l’inculpation de « privation illégale de liberté et abus d’autorité ». Aussitôt cette arrestation connue, près de 4 000 personnes sont sorties manifester devant le Ministère Public et ce fut la police communautaire elle-même qui, en établissant un cordon de sécurité le long des bâtiments, a protégé les fonctionnaires de la colère noire des habitants venus libérer les détenus. Le sous-procureur de la justice s’est alors empressé de les faire libérer.

Face à la présence de ces deux courants, la stratégie de l’État a consisté à renforcer le courant qui lui était le plus favorable. Le jeu du chat et de la souris s’est fait beaucoup plus serré et tatillon. Le gouvernement a choisi la tactique de la persécution des « autorités » indiennes chargées de la justice et de la police afin de maintenir une pression constante et, entre menaces et promesses, remettre l’institution de la police et de la justice communautaires dans ce qu’il appelle « la voie de la légalité ». Sous ce prétexte fallacieux, l’État laisse peu de marges d’action à la Coordination des autorités communautaires, la contraignant, par la persécution sournoise et continuelle de ses « autorités », à s’asseoir à la table des négociations. Il y a de plus en plus de mandats d’arrêt émis contre les membres de la Coordination suite aux plaintes de certaines familles de délinquants proches des partis d’État. Cette pression semble avoir permis à la tendance « politique » de prendre, dans un premier temps, un avantage sur l’autre, plus directement sociale.

En octobre 2011, une réunion du Congrès national indigène (CNI) devait se tenir en même temps que le seizième anniversaire de la police communautaire. Cette rencontre n’a pas eu lieu. Suite à une brève réunion des membres du CNI présents, il fut décidé de reporter à une date ultérieure l’Assemblée des peuples indiens de la région centrale. La Coordinadora Regional de Autoridades Comunitarias, Policía comunitaria (CRAC-PC) avait invité à l’inauguration de sa petite fête le ministre de la Sécurité publique du Guerrero, qui est venu en hélicoptère se faire prendre la photo aux côtés de la police communautaire également présent le maire (PRD) de Malinaltepec avec un chèque pour compenser les hausses des tarifs de l’électricité. Cette ingérence a conduit le CNI à se retirer et à reporter la tenue de son congrès à une date ultérieure.

Il ne restait plus que le spectacle d’une autocongratulation qui contrastait avec ce qu’on avait connu en 2005 lors du dixième anniversaire : l’impression d’une force plus compacte, d’une volonté plus dense, d’un mouvement plus énergique et plus ferme. Cette fois-ci, il y avait un côté superficiel, comme si la Coordination régionale était devenue désormais une institution comme les autres, sans plus. La victoire des politiques ?

Les partis politiques avaient été rejetés et fermement maintenus à l’écart de ce processus d’autonomie, qui, se développant en marge des institutions étatiques, ne présentait pas à première vue un enjeu immédiat pour eux. Aujourd’hui, il en va autrement, les partis d’État ont pressenti l’importance de cette expérience, tout l’intérêt qu’elle représente pour la population et tout le danger qu’elle présente pour eux. Ils usent désormais de tous les moyens à leur disposition pour s’immiscer dans cette aventure et tenter de la dévoyer à leur profit. Ils ont plusieurs atouts dans leur manche : la présence « historique » dans le Guerrero d’une organisation indienne pour une autonomie dans le cadre de l’État, l’Assemblée nationale indigène pour l’autonomie (ANIPA) –organisation, présente dans le Consejo 500 años de Resistencia dans les années 1990 qui a toujours cherché à traiter avec l’État aussi bien sur le plan national que sur le plan local – , le poids de l’Unión Regional Campesina (ARIC), organisation de défense paysanne dont les dirigeants ont la fâcheuse tendance à collaborer avec l’État. Un autre atout tient à l’ancrage dans la population du Parti révolutionnaire démocratique (PRD), qui fut dans les années 80 le parti d’opposition au parti unique, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI). Le PRD comptait dans les années 1980 de nombreux militants de base dans le Guerrero, plus de 300 de ses militants ont été assassinés au cours de ces années. Mais aujourd’hui, ce n’est plus un parti d’opposition, il est entré dans le rang, le gouverneur actuel du Guerrero est issu de ce parti. Pourtant, grâce à son histoire militante passée, il garde une certaine aura dans la population et peut toujours saboter toute tentative d’autonomie comme cela a pu se passer il y a peu dans la région de Xochiltlahuaca.

La police communautaire va-t-elle suivre le même chemin ? Ce qui avait été un facteur de réussite, le jeu entre négociations et initiatives sociales, est devenu, sous l’énorme pression du monde capitaliste un facteur de déséquilibre et de dislocation. La fracture est-elle consommée ?

La crise qui couvait depuis quelque temps déjà au sein de la Coordination régionale des autorités communautaires a brusquement éclaté à la fin de l’année 2011. Plusieurs éléments doivent être pris en compte pour tenter de la comprendre : L’importance prise par le courant réformiste proche du PRD et soutenu ouvertement par le gouverneur conduit les autres tendances, celle qui est favorable à un dialogue avec l’État mais dans un respect mutuel comme celle plus radicale de l’autonomie, à réagir. Elles réagissent dans le désordre, chacune pour son compte, chacune espérant tirer son épingle du jeu.

La main mise des cartels de la drogue sur l’ensemble de l’État entraînant une spirale de la violence sans précédant pour le contrôle des zones jugées stratégiques comme la côte pacifique, qui est une zone de passage ; comme le nord de l’État, qui se trouve en communication avec les États de Puebla, Morelos, Mexico. Les exactions des bandes organisées rackettant les populations ont entraîné la création, dans le désordre, de nombreux groupes d’autodéfense ; certains seront contrôlés par les cartels, d’autres par l’Etat et l’armée pour devenir des groupes paramilitaires, d’autres vont chercher à se rattacher à la police communautaire, celle-ci connaîtra alors une soudaine extension qui la fragilisera et l’amènera à perdre son centre de gravité originel, les peuples de la Montaña, et à se trouver déséquilibrée par sa périphérie. En effet, c’est dans ce réservoir que constituent les groupes d’autodéfense que vont puiser les différents courants pour assurer leur domination – pour chercher ensuite à revenir au centre ? Il est difficile de dire à qui profite réellement cet éclatement, à la tendance réformiste ? Pour ma part, je pencherai plutôt pour cette hypothèse. La politique de l’usure mise en place par le gouverneur dès le début s’est sérieusement accélérée ces derniers temps au point de prendre les proportions d’une guerre contre-insurrectionnelle ou guerre de basse intensité. Pourquoi ?

Face à la tendance favorable au dialogue avec l’Etat contaminée par l’esprit politique, proche du PRD (Parti révolutionnaire démocratique) et de l’ANIPA (organisation indigène d’obédience marxiste) et cherchant l’aval de l’État, le courant plus radical et émancipateur, proche de l’esprit zapatiste, a été conduit à s’affirmer plus nettement au sein de la CRAC-PC. Coincés entre les réformistes et les radicaux, les partisans d’un dialogue sans compromis ont créé un autre groupe d’autodéfense, l’UPOEG (Union des peuples et organisations de l’Etat du Guerrero), qui s’est empressé de conclure un pacte de collaboration avec le gouverneur et l’armée tout en s’efforçant de sauvegarder une certaine indépendance (illusoire ?) – cette politique d’un dialogue avec l’État caractérise l’ANIPA. Cette scission, si elle a éclairci la situation, représente tout de même une victoire de l’Etat d’autant plus que le courant modéré reste très actif au sein du la CRAC-PC, désormais partagée entre la tendance réformiste proche du PRD soutenue par le gouvernement , et la tendance radicale ou « révolutionnaire » proche de la guérilla et des zapatistes. Fort de ce premier succès, le gouverneur poursuit son avantage en menant la vie dure au courant radical, qui se trouve désormais en première ligne. Le temps presse, les entreprises minières frappent à la porte avec insistance. La guerre est déclarée.

D’importants convois de l’armée méxicaine ont pénétré ces derniers temps dans plusieurs endroits de la Montaña et de la Costa Chica. A Ayutla de los Libres, les militaires ont envahi la Maison de la justice d’El Paraíso : « À 10 heures du soir, trente véhicules militaires sont arrivés, ils ont envahi les installations et passé à tabac une quarantaine de policiers communautaires », selon Arturo Campos, coordinateur régional de la Maison de la justice. À Olinalá, des soldats parcourent la montagne à la recherche des éléments de la police communautaire.

Par Patxi Beltzaiz.

Si l’État s’est permis de lancer une offensive d’une telle envergure contre la police communautaire, c’est bien parce qu’il joue sur les dissensions qui sont apparues au grand jour entre les différentes tendances qui composent cette organisation et qui s’affrontent ouvertement pour le contrôle des Maisons de la justice. « Certaines divergences se sont manifestées entre des dirigeants de la CRAC dans les régions, mais non avec les peuples, ni leurs autorités, ces déficiences seront abordées et traitées lors de la prochaine assemblée régionale. » (Communiqué des Maisons de la justice de Espino Blanco, Zitlaltepec et San Luis Acatlán). Tout dernièrement encore, le 27 septembre, les sympathisants de la tendance dissidente de l’UPOEG ont tenté un coup de force pour s’emparer de la Maison de la justice de la municipalité de San Luis Acatlán, la tentative a échoué. Entre partenariat, dialogue et autonomie, trois courants s’affrontent et se déchirent mettant en péril toute une construction patiemment échafaudée. Nous nous trouvons face à une situation de crise ouverte qui risque d’emporter définitivement une heureuse expérience d’autonomie des peuples dans cette région désormais convoitée par les entreprises capitalistes.

Nous commençons à saisir quelques éléments d’une stratégie de grande envergure destinée à contrôler et à soumettre les peuples indiens des montagnes et de la côte pacifique du Guerrero : appauvrissement organisé des petits paysans, soutien aux organisations criminelles, militarisation de la région. La militarisation du territoire occupé par la police communautaire est entreprise selon deux directions, deux prétextes et deux modes d’action. La première fonction octroyée désormais à l’armée mexicaine est une fonction policière, celle du maintien de l’ordre et de l’autorité de l’Etat. Le prétexte de ce changement du rôle de l’armée, chargée au départ de la défense nationale pour se trouver ensuite chargée de la défense de la loi et de l’Etat à l’intérieur du territoire national, fut la guerre contre le crime organisé . Elle fut mise en œuvre par un pacte d’assistance conclu entre les Etats-Unis et le Mexique, l’Initiative de Mérida. Pourtant « quand les populations non protégées, et elles le sont de plus en plus, s’organisent en autodéfense contre les groupes armés du crime, les gouvernements lancent leurs armées et leurs polices pour désarmer ces compatriotes, qu’ils ne protègent pas », écrit l’historien Adolfo Gilly. Le mode d’action est la violence, l’agression, la répression et, pour tout dire, la guerre.

La deuxième fonction dévolue à l’armée est celle de la pacification, l’armée est alors présentée comme un instrument favorisant la paix, l’armée au service des gens qui intervient lors des catastrophes naturelles portant secours aux populations sinistrées. Les militaires qui s’installent dans un village coupent les cheveux, soignent les blessés ou les malades, apportent dans leurs camions de l’aide alimentaire…

Le gouvernement fédéral actuel, sous la présidence de Peña Nieto, a lancé un vaste programme de lutte contre la faim, la Cruzada Nacional Contra el Hambre, (La Croisade nationale contre la faim ). Cette croisade comprend la participation de l’armée de terre et de la marine, étrange, étrange… Dans le Guerrero, les militaires ne seront pas seulement chargés de transporter les vivres et le matériel de cuisine dans leurs camions, ils vont être chargés d’apprendre à cuisiner aux femmes indiennes ! Les militaires vont ainsi s’installer pour plusieurs mois dans les communautés reculées pour, je cite Rosario Robles, ministre du Développement Social, « accomplir des tâches en relation avec l’alimentation, la santé et l’amélioration de la qualité de vie de toutes ces communautés ».

On appauvrit la population, on laisse sciemment s’étendre le narcotrafic puis on envoie les militaires dans les zones sinistrées nourrir la population et rétablir l’ordre de l’Etat contre ceux qui ont pris les armes pour se défendre. Cette stratégie peut paraître parfois un peu schizophrénique. Dans des communautés comme El Paraíso Ayutla, les habitants ont vu arriver les mêmes jours « los soldados buenos » qui donnent à manger aux enfants et tentent de créer de nouvelles habitudes alimentaires et « los soldados malos » qui désarment leur police communautaire, emprisonnent leurs leaders et soumettent la population.

« Aujourd’hui, on en arrive à mettre au centre vital de la vie communautaire des peuples un acteur armé qui cherche à prendre le contrôle de la population à travers la donation d’aliments. Ceci est une remilitarisation. Il est étonnant de voir l’armée, chargée de la lutte contre la faim, s’installer à nouveau dans la Montaña, là où les peuples ont lutté pour le départ de cette même armée responsable de viols, d’exécutions sommaires, de disparitions, de tortures… Pour nous c’est une remilitarisation, une manière différente de revenir occuper le territoire de ces populations et de se servir de la faim comme stratégie de contrôle social », signale l’anthropologue Abel Barrera du Centro de Derechos Humanos de la Montaña – Tlachinollan. Sous le prétexte de la lutte contre la faim dans le Guerrero, l’armée va s’installer dans 500 villages de 27 municipalités.

De nombreuses communautés ont refusé la présence des militaires sur leur territoire, ce qui implique se passer des subsides du gouvernement pour chercher et trouver une réponse à la politique d’appauvrissement systématique des campagnes menée par ce même gouvernement. Tout comme elles ont su, face à l’insécurité grandissante permise et encouragée par le gouvernement, s’organiser pour se défendre. À suivre…

P.S. :

Après le passage de la dépression tropicale Manuel, les habitants de la Montaña et de la Costa connaissent une énorme tragédie : de nombreux morts et disparus, des villages coupés de tout, des maisons englouties sous un flot de boue, des glissements de terrains emportant les champs de maïs et les récoltes, et, pour couronner le tout, l’immense indifférence des pouvoirs publics.

L’armée, qui se voulait omniprésente, se fait remarquer par son absence et sa non-intervention. Devant la tragédie qui frappe les peuples indiens, l’État leur tourne le dos pour concentrer ses efforts sur la capitale du Guerrero, Chilpancingo, et surtout sur Acapulco, où le président de la République s’est fait voir devant les caméras supervisant l’établissement d’un pont aérien afin de sauver les touristes ! En fin de compte, les peuples indiens n’attirent l’intérêt des institutions que lorsqu’ils s’organisent et risque de présenter un risque pour l’ordre établi. Alors seulement, on envoie la police et l’armée pour tenter de reprendre le terrain perdu. Nous pouvons faire confiance aux peuples de la Montaña et de la Costa, face au désastre qui les touche, ils vont s’organiser et, dans peu de temps, l’État s’intéressera à nouveau à eux, n’en doutons pas.

Le 24 septembre 2013, lors d’une réunion et houleuse avec Rosario Robles, la ministre, pour prendre la mesure des dégâts, les Indiens de la montagne qui avaient pu se rendre à Tlapa où se tenait la réunion, parfois après plus de 9 heures de marche, ont exigé de participer aux décisions concernant la reconstruction ; à cette fin, ils ont décidé de constituer le jour même un Conseil des autorités des communautés sinistrées. Ce conseil sera la voix des populations. Terminées les réunions à portes fermées entre maires, armée et autorités de l’Etat au cours desquelles des décisions sont prises – concernant les déplacés, les aides et les moyens mis en œuvre – sans consulter les habitants.

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San Luis Acatlán (©Patxi Beltzaiz)

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Paru dans CQFD n°115 (octobre 2013)
Dans la rubrique Le dossier

Par Georges Lapierre
Illustré par Patxi Beltzaiz

Mis en ligne le 14.10.2013