De la décennie noire à la révolution des sourires

« La jeunesse algérienne a transformé notre cynisme en espoir »

Avec 1994 (Rivages, 2018), Adlène Meddi exhumait le souvenir de la décennie noire dans un thriller sentant le vécu. C’est dire si le journaliste et romancier algérien a saisi combien le spectre des violences des années 1990 hante encore la mémoire collective du pays. Un traumatisme qui explique la nature inédite du mouvement en cours contre le régime. Entretien à Alger, au lendemain de la manifestation du vendredi 15 mars.
Par Nadjib Bouznad

Quel est ton regard sur les manifestations actuelles ?

« Pour tout avouer, je pensais qu’à la première marche du 22 février il n’y aurait pas beaucoup de monde. Les Algériens n’étaient pas sortis en 2014 après la quatrième élection de Bouteflika. La répression et l’achat de la paix sociale avaient complètement neutralisé la société. Aussi, le gouvernement jouait sur la peur en agitant le trauma de la décennie noire et, pour celles et ceux qui n’ont pas connu ces années-là, les syndromes libyen et syrien.

J’avais sous-estimé toute une nouvelle dynamique d’autonomie et de désobéissance civile, qui s’est exprimée avec le mouvement des chômeurs dans le Sud en 2013 ou encore lors les manifestations contre les gaz de schiste à Ouargla en 2015. Une sorte d’archipel extérieur aux structures de l’opposition classique – c’est-à-dire la presse privée, les partis et les syndicats.

Cette autonomisation vis-à-vis de l’État se traduit par des faits : des parents se saignent pour mettre leurs enfants dans le privé, des mosquées refusent les prêches officiels du gouvernement, des maisons d’édition osent sortir des livres qui peuvent être considérés comme “dangereux”...

Il faut aussi évoquer les anciens militants communistes et trotskystes qui continuent à former des jeunes et à faire un travail de base. Sans parler des mouvements des femmes et des militants LGBT. Même dans la sphère islamiste, il existe des mouvements intéressants. Il y avait ainsi dans le pays un ensemble de flammèches allumées depuis vingt ans et qui ont convergé après ce choc de l’humiliation. »

Qu’entends-tu par « choc de l’humiliation » ?

« En 2014, les Algériens pensaient que Bouteflika allait mourir. Ils se disaient : “Il a bien servi le pays et ramené la sécurité. S’il veut mourir président, donnons-lui ce cadeau.” Il existait un large sentiment populaire d’indulgence. Mais l’annonce du cinquième mandat a été perçue comme une humiliation insupportable. Même les pro-Bouteflika, ceux qui font partie de sa clientèle sociale, ou les plus âgés qui ont toujours voté FLN pour “la stabilité”, se sont rebellés. En effet, les Algériens, qui sont très fiers de leur image et attachés à l’incarnation d’un président fort, ont vu que les médias étrangers présentaient leur président comme un vieil incontinent, faisant de Bouteflika une marque d’indignité.

En parallèle, les cadres du FLN ou des partis proches des cercles du pouvoir ont eu des discours honteux, affirmant qu’en termes d’État social, l’Algérie était plus avancée que la Suède ou encore que Bouteflika était en pleine possession de ses moyens...

Enfin, les oligarques sont devenus trop puissants : ils ont gangrené tous les appareils de l’État, les appareils sécuritaires, les appareils juridiques, la primature. Les Algériens tiennent beaucoup à “l’État papa” qui assure la redistribution de la rente. Sauf que ces oligarques corrompus ont capté tout l’argent public et fait s’effriter le modèle social algérien. »

La décennie noire est régulièrement brandie par le régime pour opérer un chantage à la peur et un possible retour du chaos. Pourquoi cet épouvantail n’a-t-il pas fonctionné cette fois-ci ?

« Pour la jeunesse d’aujourd’hui, l’État n’a aucune légitimité à parler des années 1990 : ce ne sont pas les gouvernants et leurs enfants, alors exilés à l’étranger, qui ont subi cette sale guerre, mais bien le peuple qui a payé le prix fort. Cette génération a par ailleurs vécu la décennie noire par procuration. La mienne, celle des quadragénaires, est dans le même cas vis-à-vis de la guerre de libération. Nous n’avons pas connu les douleurs et les haines de l’époque. Mais nous avons hérité de l’idéal d’émancipation et de liberté de cette période. Les jeunes Algériens ont la même distance avec les années 1990. Ils n’ont pas connu le trauma, mais portent les leçons tirées de cette décennie. »

Quelles sont justement ces leçons ?

« D’abord de toujours faire attention aux “barbus”. S’il y a eu des marches parallèles, des prières dans la rue, ça ne prend pas pour le moment. Les Algériens s’en méfient énormément. D’autant que l’une des grandes leçons tirées des années 1990, c’est l’enjeu de la violence. C’est pour cela que le slogan “Silmiya !” (pacifique) scandé par les manifestants est très important. Les jeunes disent aux autres générations : “N’ayez pas peur, soyez avec nous dans la rue, nous n’allons pas basculer dans la violence.

Ces immenses marches civiques et pacifiques sont là pour effacer le traumatisme des générations précédentes et neutraliser la tentation de répression de la part du pouvoir. Aujourd’hui encore, j’ai peur d’une instrumentalisation ou d’une provocation qui fasse dévier le mouvement. Surtout connaissant ce régime, car il en est capable. Au tournant des années 1990, des “individus anonymes” – en fait des barbouzes de l’État – fonçaient dans les manifestations en voiture et tiraient dans la foule... »

Comment se transmet la mémoire autour de la décennie noire ?

« Selon la version officielle de l’État, les années 1990 ont été une “tragédie nationale”, une période de l’histoire algérienne durant laquelle un groupe a utilisé la religion à des fins politiques, ce qui a mené à des assassinats et à des attaques terroristes. L’article 46 de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale empêche toute remise en question de cette version 1. Votée en 2006, elle promeut l’amnistie pour les agents de l’État et pour les terroristes ainsi que des indemnisations pour les familles de disparus. C’est une loi qui essaie de réparer ce qui s’est passé durant ces années.

Il n’y a cependant pas d’événements officiels organisés et il existe juste un monument à Alger, qui recense les journalistes assassinés. Parce que ce sont des Algériens qui ont massacré d’autres Algériens, la position de l’État est de dire qu’il faut oublier assez vite cet épisode honteux de notre histoire. »

Comment peut-on se réapproprier cette histoire, en dehors du récit officiel ?

« Tout ce qui reste de ces années, ce sont les récits familiaux. Pas une famille algérienne n’a été épargnée. Ma propre tante, que j’ai croisée récemment lors des manifestations du vendredi, est une victime du terrorisme. Une bombe lui a explosé en plein visage lors de funérailles. Mais ça reste encore assez tabou et beaucoup de jeunes disent que leurs parents ne leur parlent jamais de cette période. Elle est pourtant profondément gravée dans notre inconscient collectif. Les attaques terroristes à Paris ont été un vrai choc en Algérie : elles ont réactivé ce que nous avions vécu durant ces années de plomb. »

« Avec la décennie noire, c’est comme si le peuple avait l’exemple absolu de ce qu’il ne faut pas faire »

« À partir des années 2000, en Algérie, il y a eu une explosion éditoriale des livres sur l’histoire de la guerre d’indépendance. Les Algériens ont été tellement surpris par la violence des années 1990 qu’ils se sont dit qu’il y avait sûrement un élément qui leur avait échappé dans leur histoire officielle, qu’ils ne se connaissaient pas assez bien. Ils sont restés sur une grande interrogation : pourquoi tant de violence ? D’où ça vient ? Il ne s’agit pas de savoir si elle est atavique. Ça, c’est le discours raciste et colonialiste. Mais de dire qu’il y a peut-être des choses que nous n’avons pas réglées entre nous et qui sont toujours là. Pour être précis, c’est l’histoire des premières années d’indépendance. À quel moment a déraillé le beau projet qu’on avait construit collectivement, un projet émancipateur, démocratique et progressiste, qui reconnaissait tous les enfants de l’Algérie, musulmans, juifs, chrétiens et athées ? Comme aurait dit l’écrivain Rachid Mimouni, auteur du Fleuve détourné (1982), grand roman sur les débuts de l’indépendance, il y a eu une puissance détournée par le parti unique et la dictature militaire, qui ont imposé que tous les Algériens soient bruns, musulmans et moustachus.

Fin 1988, après le Printemps algérien, tous les espoirs étaient à nouveau permis. Une loi sur le multipartisme a mis fin à l’hégémonie du FLN. Les communistes et les trotskystes sont sortis de la clandestinité, les islamistes sont apparus sur la scène politique et la télévision publique n’était plus sous le joug des militaires. Une période de liberté incroyable. Mais lors de la décennie 1990, toute différence est devenue un problème. Cela a été le fondement de l’intégrisme islamique : détruire tout ce qui est autre. »

Comment ne pas retomber dans ce piège ?

« Ce qui se passe en ce moment dans les marches contre le régime, ce côté non violent et joyeux très spectaculaire – nettoyage collectif des rues après les manifestations, pas de jets de pierre à l’encontre des forces de l’ordre, voire scènes de fraternisation avec les flics – affirme que contrairement aux années 1990, il est possible de faire de la politique proprement et pacifiquement.

L’État a toujours dit aux Algériens qu’ils étaient des sauvages, des incultes. Et que, quand ils essayaient de se pencher sur la politique, ils créaient du terrorisme et votaient pour des islamistes. Là, au contraire, le peuple est en train de répondre au régime. Son propos : “Vous, vous n’êtes pas aptes à faire de la politique. Or, nous savons fabriquer du politique autrement : sans violence, avec les familles qui sortent dans la rue et sans laisser les barbus faire ce qu’ils veulent.” Elle se situe là aussi, la leçon de la décennie noire. Comme si le peuple avait l’exemple absolu de ce qu’il ne faut pas faire.

Ma génération porte en elle les traces d’un monde englouti et terrible, qui nous avait poussés au cynisme. Et la puissance de la jeunesse d’aujourd’hui, c’est qu’elle a transformé notre cynisme en espoir. »

Cela fait penser à cette phrase taguée sur un mur d’Alger : «  Pour la première fois de ma vie, je n’ai pas envie de te quitter, mon Algérie  »...

« C’est un vrai changement d’imaginaire ! Un dessin récent du caricaturiste algérien L’Andalou montre des requins en mer Méditerranée râlant de ne plus avoir de harragas 2 à se mettre sous la dent. Autre phénomène incroyable, des jeunes franco-algériens viennent faire la marche le vendredi, et envisagent de rester définitivement ici. À leurs yeux, l’Algérie devient un pays où l’avenir est possible et non plus le bled, cette terre des parents, chiante, où rien ne fonctionne.

Paradoxalement, c’est le pouvoir qui a provoqué cela. Ce n’est pas une balle mais un obus que ce régime s’est tiré dans le pied. »

Que peut-il se passer dans les semaines à venir ?

« L’État en est réduit à attendre chaque semaine la mobilisation du vendredi pour réagir ensuite... Quant à l’armée, elle est coincée. Le chef d’état-major est lié par un serment de fidélité au Président [quelques jours après cet entretien, le général Ahmed Gaïd Salah a tout de même fini par lâcher Bouteflika, NDLR]. Mais les militaires sont aussi les garants de l’intérêt public, de l’intégrité et de la sécurité du pays. L’armée demande aux décideurs de ne pas trop tirer sur la corde, pour ne pas faire basculer le mouvement dans une ligne plus conflictuelle et véhémente. Dans un de ses derniers discours, le chef de l’armée parle de la relation exceptionnelle entre l’armée et son peuple, du fait que les deux partagent une même vision de l’avenir. C’est un dilemme terrible pour quelqu’un à ce poste. Jamais il ne donnera l’ordre de tirer sur les manifestants, ça relève de l’impossible.

Ce qui est intéressant, c’est que le rapport de force s’est inversé. Il existe une multitude de revendications issues de divers groupes sociaux ou professionnels tels que les avocats, les enseignants, les femmes, les imams, les journalistes, qui tentent de grignoter des droits, des avancées sociales et des mesures anti-corruption avant que le pouvoir ne reprenne la main d’une manière ou d’une autre. Et pour sûr, si chacun grignote de son côté, les attributs du système autoritaire d’aujourd’hui vont tomber demain. »

Propos recueillis par Mickaël Correia & Margaux Wartelle

La décennie noire

Fin 1988, après les émeutes du Printemps algérien, le multipartisme est autorisé. Les islamistes s’engouffrent dans la brèche. Au premier tour des législatives de 1991, le Front islamique du salut (Fis) arrive en tête. L’armée interrompt le processus électoral. S’ensuivent plusieurs années de guerre civile entre le gouvernement et divers groupes islamistes armés. Chaque camp se rend responsable d’immenses massacres et de milliers de disparitions forcées. La guerre s’achève au début des années 2000, peu après l’arrivée au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika, qui fait voter plusieurs lois d’amnistie.

L’État algérien reconnaît officiellement 60 000 victimes et près de 9 000 disparus, quand des estimations d’ONG évoquent quelque 18 000 disparus et jusqu’à 200 000 morts.


Cet entretien a été publié sur papier dans le n°175 de CQFD, paru le 5 avril 2019, avec un dossier central consacré au Printemps algérien. Voir le sommaire détaillé du numéro complet.

Dans le dossier « Algérie »


1 Il punit de trois à cinq ans de prison quiconque, par « ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale  ».

2 Jeunes émigrants illégaux.

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