N’Dréa

La guerrière et la mort

« Perdre ma vie est un risque plus grand que celui de mourir.  » Cette phrase d’Andréa Doria, en exergue du livre intitulé N’Dréa que rééditent Les éditions du bout de la ville 1, en dit long sur l’amie disparue. Sa rupture avec l’agonie médicalisée a été une embellie pour son entourage autant que pour elle-même.

« Qu’est-ce que le destin, sinon cette ligne de vie, cette perspective déterminée par les refus successifs de ma jeunesse  ? » N’Dréa est un texte qui pose une expérience, un cas loin d’être unique ou héroïque : une femme malade fait le choix de rompre avec le système médical et ses bidouillages à forte plus-value. Seulement voilà, Andréa prend non seulement la fuite, mais aussi la parole. Elle parle d’elle, non pas pour s’engoncer dans la douleur, se recroqueviller dans un moi étroit devenu le siège de sa défaite, mais pour avoir prise sur sa vie, vivre avec ses amis les derniers instants d’une liberté chèrement acquise. Elle s’adresse à eux sans pathos, en choisissant « le chemin qui a du cœur », afin de conclure en beauté une existence « fondée sur le refus de la dépossession ». Choisir comment et avec qui on mène sa vie, mais aussi choisir quand et comment on part : une intuition, un coup de tête aura parfois une influence décisive sur toute une existence.

Andréa avait une conscience aiguë de l’injustice, de ce monde étrange qui nous rend étrangers même là où nous sommes nés. Elle en tirait les conséquences. Elle et sa bande avaient pris au mot Rimbaud et les situs : nous ne travaillerons jamais. Ce choix-là a un prix. Gimme danger little stranger. « Reprendre le temps, voler l’argent, inventer des dépenses sociales à ma guise, désirer la richesse, connaître l’aliénation… avec mes amis. C’était ça, ma vie ! » On s’était connus grâce à Rock against the police, un concert contre les violences policières organisé dans les quartiers Nord de Marseille. Années 80. Le port périclitait, les usines fermaient, la vie nocturne se réduisait à quatre ou cinq bouges où frayait tout ce que les rues comptaient de mala vita et de nerfs à vif. « J’avais fui bien des enfermements ; d’abord le travail salarié. » Avec les copains, on jonglait entre missions d’intérim et périodes de chômage, durant lesquelles on se coltinait, meskine, l’ennui et le manque d’argent, mais aussi quelques aventures. Andréa avait fait un pas de plus dans l’intransigeance, c’était un peu notre grande sœur.

Notre vie était nue. Certains ont quitté la ville, d’autres sont restés, beaucoup ont attrapé la mort. « La mort, un jour, a posé sa griffe à la pointe de mon sein », écrira Andréa. Au moment où on lui annonce son cancer, le sida, agissant en silence et à l’aveugle, s’apprête à emporter nombre d’entre nous. On crevait jeune, à l’époque. Les derniers mots sur un lit de mort, on en a recueilli quelques-uns. Frenzy, chien fou accouru de Sidi-bel-Abbès à la Belle de Mai : « Il paraît qu’ils ont trouvé un traitement, mais il est trop cher, c’est pas pour nous. » Najat, dite Nathalie-Barbi, l’effeuilleuse de Lux Interior : « Fais-toi une petite branlette en pensant à moi. » Les derniers mots d’Andréa ont été tout aussi forts. Elle a su les écrire et ciseler son style. Elle voulait qu’il en reste quelque chose. Elle voulait que son baroud rassemble autour d’elle tous ses amis, amants et complices que la pression policière et l’usure du temps menaçaient de disperser. Elle voulait goûter encore une fois le plaisir d’être ensemble. Pour elle, pour nous. Elle a joliment réussi son coup.

Ne pas avoir peur de dire « je ». Ne pas non plus en devenir prisonnier. En l’articulant clairement comme un jeu se jouant à plusieurs. Nous. Voilà l’une des leçons de ce petit livre. Combien il est aisé de s’oublier, de se perdre dans les boursouflures du moi, dans le triste nombril de l’aliénation moderne. « Là était ma vie, dans cette reconnaissance de ma mort. Je suis devenue guerrière. Je ne me débattais plus, je me battais. […] La menace précise, concrète, des flics m’avait permis de me ressaisir face à une menace diffuse, incompréhensible, en redonnant une dimension sociale à ma maladie. » Au-delà de son combat contre (puis avec) le cancer, Andréa nous parle de ça : du sens réel de la communication, du partage des plaisirs et de la révolte contre un monde devenu invivable – mais portant toujours en lui la possibilité d’autres mondes.

« Il y a presque autant de gens qui vivent du cancer que de gens qui en meurent. » Une maison isolée dans la campagne, une nuit à jouer au poker et à boire du champagne, les bouteilles tanquées sur le rebord des fenêtres pour les maintenir au frais. Dehors, il fait froid. « La chimie nous rend malades à travers la pollution de l’air et de l’eau, l’appauvrissement des aliments, mais c’est par la chimie qu’on nous soigne. Le nucléaire provoque des cancers, qui seront traités par le nucléaire. Nous étouffons de la perte de tout contrôle, de toute initiative sur nos vies, et le système médico-hospitalier enjoint les malades à obéir aveuglément à ses diktats. »

Après sa fuite de l’hôpital, nous avons voyagé ensemble. Plein Sud, Barcelone, Valence… Malgré la fatigue et son souffle court, Andréa a marché dans les rues, a écumé les bars. Nous avons bavardé, ri, dansé, dormi dans les bras les uns des autres. « Si vous avez comme moi la malchance d’une deuxième série de rayons dans la région pelvienne, la moindre pénétration sera impossible, l’équivalent d’un viol, tous les muscles tétanisés à jamais. Crime impardonnable contre nos amours. Mutilation invisible de nos sens, de nos désirs. Médecine maudite et assassine. » Et puis, plus tard, la villa louée face à la Méditerranée, le soleil, les amis qui défilent, les bons repas, la stridence des cigales, le silence des étoiles, la ligne de basse d’un rock steady pour doucement danser, le dessin (Andréa était très habile de ses mains, savait croquer le visage d’un copain aussi bien que falsifier un permis de conduire). On a su plus tard qu’à deux pas de là, sur cette même côte provençale, vivait une autre belle et grande colère : Nina Simone.

Andréa rend hommage à Georges Courtois et Karim Khalki dans leur combat contre la mort sociale que la prison inflige. « J’ai échappé à la prison, pas à la maladie. » Sa défiance face au corps médical ressemble comme deux gouttes d’eau à celle qu’expriment les luttes anti-carcérales du dedans comme de l’en-dehors. « Flicastases », « métastaflics »… Andréa compare l’action du capital dans le monde avec celle d’une cellule cancéreuse dans le corps humain : « Esquive de la vigilance immunitaire, sabotage de l’intercommunication, détournement unilatéral de l’information, organisation pour son propre compte au détriment de l’ensemble, régression à l’indifférenciation, prolifération… jusqu’à la mort de l’hôte. » Vingt-cinq ans plus tard, au vu de l’état de la planète, ce diagnostic s’avère plus tranchant que jamais.

L’épure de ce texte, c’était aussi faire la nique à la mort. Lui voler encore un peu de temps afin de laisser une trace pour l’après, le devenir des amitiés, des idées. « “L’infini n’est pas l’au-delà du fini, c’est le mouvement du fini.” (Hegel) ; c’est la phrase la plus révolutionnaire qu’il m’ait été donné de lire. » Au moment des adieux, Andréa est assise dans un fauteuil, face à la mer. Je m’accroupis, je pose ma main sur son genou, l’œil sans doute trop humide à son goût : elle me dit d’arrêter mes conneries et me pousse, je tombe sur le cul, on s’esclaffe. Même esprit dans la lettre adressée à Bella, une fois la date de son départ choisie : « Je souris que tu puisses voir ma fin prochaine comme un échec. […] Ma défense a été de nier la maladie, puis de faire en sorte qu’un principe supérieur aux aléas qu’elle m’impose décide : j’ai voulu vivre à fond, ça oui ! »


1 La première édition de N’Dréa était pirate, une auto-production du groupe Os Cangaceiros (1992).

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