Dossier : Rumeurs de Guerre

La guerre vue du ciel

Avec le livre Le gouvernement du ciel, Histoire globale des bombardements aériens (Les prairies ordinaires, 2014), Thomas Hippler offre un panorama complet de la destruction à distance, depuis les largages massifs de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux frappes ciblées des drones au Pakistan1, au Yémen ou en Somalie. CQFD lui a posé quelques questions autour de la stratégie de haut vol de la « guerre perpétuelle de basse intensité ».
Par Plonk et Replonk.

CQFD   : Au-delà des caractéristiques de la « guerre post-héroïque » – zéro mort dans le camp occidental et dommages collatéraux minimisés parmi les populations civiles dans les zones d’intervention – comment comprendre cette fascination occidentale pour le tout technologique, quels qu’en soient les coûts financiers, matériels et humains exorbitants et l’efficacité souvent limitée dans le contexte des conflits dits asymétriques ? S’agit-il simplement de répondre au lobbying du fameux « complexe militaro-industriel » ?

Thomas Hippler : Le lobbying et les intérêts industriels y sont pour quelque chose, il n’y a aucun doute. D’un autre côté, il faut également tenir compte du fait que le coût d’un drone est beaucoup moins élevé que celui d’un avion traditionnel et que mener une guerre de basse intensité par drones est bien moins coûteux que mener des opérations contre-insurrectionnelles sur le sol. La course vers des équipements techniques plus sophistiqués n’est pas en soi une nouveauté et, dans le cadre de conflits « symétriques », elle correspond effectivement à une logique militaire, comme on a pu voir, par exemple, lors de l’invasion de l’Irak en 2003. Les choses se présentent certes différemment dans le cas de conflits « asymétriques », où l’adversaire le plus faible s’extrait délibérément de cette logique pour adopter un mode low-tech de conflit  : ici, les équipements technologiques ont une efficacité réduite. Il n’empêche que l’horizon de la grande guerre n’a pas disparu du radar des décideurs militaires. Dernier point  : il ne faut pas oublier non plus que les appareils militaires tiennent la possibilité d’insurrections dans les pays occidentaux parmi les « menaces stratégiques » pour les décennies à venir. De ce point de vue, les investissements dans la surveillance numérique correspondent parfaitement à ce nouveau champ de bataille.

Une des caractéristiques de l’arme aérienne est son traitement relativement indifférencié des cibles militaires et civiles en dépit des promesses formulées en termes de frappes de précision voire de frappes chirurgicales (depuis la guerre du Golfe). La généralisation et bientôt l’automatisation de son utilisation, y compris dans des contextes de sécurité intérieure, n’est-elle pas un signe de plus de l’affaiblissement des garanties démocratiques et du recul de l’état de droit ?

Tout à fait, ces moyens technologiques permettent de mener des opérations de « maintien de l’ordre » à un niveau mondial, mais en dessous du seuil de ce qui est perçu par l’opinion publique comme étant une guerre. Ils renforcent donc considérablement le pouvoir des exécutifs face aux sociétés. Pire  : les drones sont souvent pilotés non par les armées mais par les services secrets, qui échappent par définition au contrôle démocratique. Paradoxalement, on peut également voir dans la guerre aérienne, et dans le bombardement stratégique en particulier, une manière « démocratique » de faire la guerre, précisément parce que l’on ne s’en prend plus uniquement aux appareils d’État et aux forces armées, mais à des peuples dans leur intégralité. L’indifférenciation entre les cibles militaires et civiles serait ainsi le signe d’une « démocratisation » de la guerre.

Dans Le gouvernement du ciel, vous écrivez  : «  La bombe n’est pas le glaive du chevalier du ciel, c’est la matraque mortelle du flic global. » Quel lien établissez-vous entre globalisation néolibérale et « guerre perpétuelle de basse intensité » ?

Depuis la disparition des régimes communistes et de leur pouvoir de « surcoder » les conflits en une série de dichotomies (réactionnaire/progressiste, capitaliste/communiste), nous assistons à une nouvelle tendance à la fragmentation politique, idéologique et militaire. Cela donne naissance à toutes sortes de « néo-archaïsmes » où se mélangent, entre autres choses, revendications identitaires, inventions de nouveaux traditionalismes (souvent religieux), formations de bandes armées prêtes à prendre le pouvoir et finançant fréquemment leurs activités grâce au crime organisé. Dans un premier temps, l’hégémon étatsunien privilégie des interventions puissantes mais brèves, qui visent à assurer une homogénéité politique au niveau mondial et à faire en sorte que tous les États adoptent le modèle d’une démocratie représentative adossée au capitalisme libéral. Le « nouvel ordre mondial2 », souhaité par George Bush Jr et inspiré par les idées esquissées dix ans plus tôt par son père, est donc conçu comme un système international fondé sur des États capitalistes souverains et stabilisé par le centre hégémonique américain. Depuis l’élection de Barak Obama, une nouvelle orientation s’est développée suite à l’échec cuisant des interventions en Afghanistan et en Irak. Nous nous acheminons actuellement vers des formes de guerres qui seront longues, voire interminables, décentrées et dénuées de base nationale. La stratégie de ce que j’appelle « la guerre perpétuelle de basse intensité » remplace l’ancienne notion d’une guerre délimitée dans le temps et suivie par un état de paix. Elle repose sur une gestion de la violence qui implique potentiellement l’ensemble de la population mondiale. Les combattants n’appartiendront plus à des appareils militaires, mais à des groupes décentralisés, souvent éphémères, dotés de hiérarchies variables. On mise désormais sur des réseaux, capables de se coaguler localement et temporairement pour former des nœuds combattants, plutôt que sur des institutions pyramidales qui détiendraient le monopole de la violence.

Actuellement, l’hégémonie étatsunienne est à nouveau contestée par la (re)montée en puissance de nations rivales comme la Russie ou la Chine. Cela invalide-t-il le modèle de guerre qui s’est imposé depuis la fin de la guerre froide  ?

Cette nouvelle donne stratégique correspond avant tout à ce que les théoriciens des relations internationales appellent un « dilemme sécuritaire » : dans une situation d’écrasante supériorité militaire d’un seul État sur la scène mondiale, les autres États ont un intérêt objectif à contrer cette domination. En augmentant sa capacité militaire, l’hégémon crée ainsi paradoxalement moins de sécurité. Face à l’impossibilité de pouvoir rivaliser avec les États-Unis sur le front des armements conventionnels, les « puissances émergentes » comme la Chine développent des concepts stratégiques pour déjouer cette domination.

Justement, à quoi correspond le concept de « guerre hors limites » développé par les stratèges chinois ?

Les stratèges chinois Qiao Liang et Wang Xiangsui ont ébauché le scénario d’une attaque qui consisterait d’abord à provoquer, par la spéculation boursière, une crise financière dans la nation ennemie, puis à envoyer des virus informatiques contre le réseau électrique civil, les médias, les télécommunications, la régulation du trafic. Cela engendrerait presque automatiquement une situation de panique, de contestation et une crise politico-sociale. La violence physique ne serait que la dernière étape de cette « guerre hors limites ». En ce qui concerne les pays occidentaux, et les États-Unis en premier lieu, un moyen de déjouer les pièges de ce dilemme sécuritaire consiste à adopter une approche en termes de « soft power3 », qui vise à faire accepter la domination occidentale du monde comme fondamentalement bénigne, par rapport à des scénarios plus violents, et donc désirable pour la population mondiale dans son ensemble.


1 Sous l’administration Obama, le recours aux attaques de drones au Pakistan faisait au total 2 730 morts.

2 Il faut distinguer cette théorie, qui s’inscrit dans la continuité des stratégies américaines, des élucubrations conspirationnistes qui l’interprètent comme le sceau d’un gouvernement mondial occulte aux contours ésotériques.

3 Soft power, concept développé par Joseph Nye dans les années 1990, selon lequel il faut renforcer l’influence culturelle plutôt que d’avoir recours à des moyens coercitifs.

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1 commentaire
  • 26 avril 2015, 14:07

    Depuis que l’aviation militaire existe, les Etats-Unis la privilégient par rapport au combat terrestre. Brest, Le Havre, Saint Malo ou Dresde en témoignent. En un sens, la guerre américaine a toujours été « post-héroïque ». Et que dire de l’agent orange et du napalm ?

    Des « dommages collatéraux minimisés parmi les populations civiles dans les zones d’intervention » ? Vous avez fumé la moquette, ou bien ? Lors de la première guerre en Irak, l’aviation yankee a délibérément détruit l’approvisionnement en eau et en électricité de Bagdad. Les maladies ont proliféré. Le blocus d’après « intervention » a privé la population de vivres et de médicaments.

    Bilan de cette « Tempête du désert » : des centaines de milliers de morts en Irak. Madeleine trouve ça réaliste : https://www.youtube.com/watch?v=lbL...

    Le désespoir arabe a été poussé très très loin. Et dire qu’ il y a des idiots pour s’étonner d’un retour de bâton ! C’est pourtant pas fini !

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