La Défense, zone immunodéficitaire ?

LE QUARTIER DE LAFENSE devient presque mon deuxième lieu de travail en ce moment, avec toutes ces réunions paritaires : comités centraux d’entreprise,expertises et j’en passe. C’est sûr qu’il y a des prérogatives, qu’il y a des informations à recevoir, mais en même temps ces réunions ne servent qu’à nous occuper, nous éloigner des collègues. Elles ne sont utiles que lorsqu’on a le rapport de force vis-à-vis du patron, quand on a les collègues à nos côtés. Sinon ce ne sont que des chambres d’enregistrement où les patrons font ce qu’ils veulent, même si ces réunions sont parfois animées. Quelle idée j’ai eu d’accepter de venir à ces réunions ! En fait, j’ai accepté pour observer ce petit monde, peut-être aussi pour témoigner. Je sais que certains syndicalistes s’y complaisent. Sans doute que côtoyer les « puissants » leur fait tourner la tête. Et je ne vous dis pas ces pseudo syndicalistes qui viennent en réunion avec le costard et la cravate pour singer le boss. Peut-être croient-ils faire partie du sérail ? Moi,je ne supporte ni les uns ni les autres.

Revenons au quartier de la Défense. Je ne sais pas s’il y a eu des études de faites sur ce lieu et sur sa faune,mais ça vaudrait le coup de s’y intéresser. La Défense, c’est un autre monde. Total et ses filiales y trustent plusieurs immeubles ; EDF s’affiche sur un édifice monumental ; la plupart des banques jouent à qui aura la tour la plus haute. Ici, les décideurs squattent les lieux dans un enchevêtrement d’immeubles tout en verre, béton et acier. Les vitriers ont encore de beaux jours devant eux, d’autant que la tendance est aux immenses patios vitrés, où essaient de survivre quelques palmiers faméliques. Dans cet imbroglio qui préfigure, aujourd’hui, les villes futures déjà annoncées dans quelques films d’anticipation, on pourrait penser qu’il n’y a plus de place pour qu’un nouveau building soit construit. Pourtant, la Défense est toujours en travaux. De nouveaux immeubles émergent encore, toujours plus hauts, toujours plus clinquants. Et lorsqu’ils paraissent trop vieux (vingt ans), que les vitres dorées ne sont plus à la mode,tout est changé pour que la boîte à qui appartiennent ces locaux paraisse encore dans le coup. Devant toutes ces tours, on ne peut s’empêcher de penser à Ben Laden. Crainte et fantasme à la fois.Les cibles sont tellement nombreuses, représentent tellement le système capitaliste occidental, qu’il ne serait pas surprenant qu’un avion vienne s’y planter. Depuis le 11-Septembre, tout le monde y pense. Et même si les flics sont là, nombreux, à pied par groupe de trois ou en fourgonnette, cela n’empêcherait rien. Au pied de ces tours, un centre commercial vulgaire, de maigres espaces verts, en guise de notes bucoliques dans cet univers trop gris. Des sculptures colossales de Miro, Calder et autres qu’on ne voit même plus. L’été a lieu un « festival » de jazz guimauve sur une petite pelouse-moquette gorgée d’engrais. Tout est fondu dans un décor froid et aseptisé à la seule gloire du capitalisme, où quelques écrans géants distillent des spots publicitaires à longueur de journée : seules vraies touches de couleurs. D’autres couleurs sont collées sur les façades des immeubles par des types qui, accrochés à des filins et en rappel, travaillent à faire connaître encore davantage des marques de fringues de sport (l’alpinisme mène à ça, ici). Il y a cette grande Arche, aussi, pendant gigantesque de l’Arc de Triomphe et représentation bétonnée du mitterrandisme florissant et arrogant.Enfin, sur les parvis et les esplanades, là où règnent les courants d’air, il y a les gens. Hommes et femmes pressés, courant comme dans les couloirs du métro –il y en a même qui lisent des romans en marchant à longues enjambées. Pas de temps à perdre, pas de temps pour flâner (ou si peu : parfois, le midi, lorsqu’il fait beau). Par terre traînent des emballages de McDo, ainsi que des journaux gratuits pris à la sauvette à la sortie du métro, survolés et aussitôt jetés.

Chez ces gens qui courent, on remarquera l’uniformité. Si les femmes se distinguent,pour les hommes, la tenue de travail est identique : tous portent le costard-cravate des décideurs et des commerciaux, avec (en prime) dans une main, la serviette ou l’attaché-case et dans l’autre le téléphone portable. Parfois,fendant la foule,un de ces types en uniforme passe, juché sur une trottinette infantile. Le midi, ils mangent tous rapidement des sandwichs Panini aux prix prohibitifs ou se rendent dans ces multiples restaurants-cantines, aux plats lourds et peu raffinés. Les prix y sont abusifs également, mais d’autant plus facilement acceptés que la plupart de ceux qui y mangent fonctionnent à la note de frais. Le midi aussi, pour « déstresser » les cadres et les secrétaires, il est possible de pratiquer quelque sport. Lorsqu’il fait beau, certains, cravates au vent, jouent à la pétanque ; d’autres s’initient à un stage de rollers ; d’autres enfin peuvent parcourir des simulateurs de golf. Sur les murs, des messages publicitaires à la gloire du quartier, comme autant de slogans s’adressant à tous ces gens stressés : « Exigez le meilleur », « Sortir du rang », comme un continuel rappel à l’ordre.

Depuis qu’il est interdit de fumer sur les lieux de travail,on observe fréquemment des troupeaux entiers de salariés,en bas des immeubles, en train de cloper, parlant, prenant du temps au patron. Seul moment de pause dans ce monde de brutes. Ça donne presque envie de commencer à fumer. Le soir,lorsque la journée de travail est finie, avant le métro et les embouteillages, la foule se retire, passant devant les succursales commerciales qui font rêver sur des paysages exotiques ou sur de nouvelles grosses voitures. Seules issues possibles proposées pour se remettre de tant de journées harassantes, perdues. La consommation comme lot de consolation. Plus tard encore, lorsque les esplanades se désertifient, restent ceux qui habitent là.Oui, parmi ces tours ultramodernes et ultra chicos, se trouvent quelques immeubles d’habitation qui n’ont rien à envier aux HLM. Il n’y a jamais rien qui pend à ces fenêtres, peut-être est-ce stipulé sur le contrat d’habitation ? Rien, il ne doit y avoir rien qui dépasse.La nuit,enfin,il ne reste plus que quelques chats semi-sauvages, des flics et des jeunes en recherche de sensations fortes. Un autre monde encore.

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Paru dans CQFD n°51 (décembre 2007)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Mis en ligne le 14.01.2008