Bédé

L’origine du monde selon Moynot

Le prolifique auteur-dessinateur de bédé Moynot récidive chez Casterman avec L’Original. L’album se lit comme on avale un caffè ristretto. C’est bref, sec et âpre. Les papilles ont été agressées et on se surprend à avoir aimé ça. On y revient ?

En 1989, la plasticienne Orlan a un trait de génie. À L’Origine du monde de Courbet, elle offre un revers féministe qui va provoquer une joyeuse polémique. Gardant le même cadrage serré sur le pubis et le ventre que le chef-d’œuvre du peintre communard, elle montre un sexe masculin en érection et l’intitule : L’Origine de la guerre. « Et là, personne ne se demande qui a servi de modèle. Eh bien, l’origine de la guerre, c’est moi tout craché. Roland Picot. Pas la copie. L’Original, on m’appelle. » Picot est le personnage central de la dernière production du dessinateur Emmanuel Moynot, L’Original. Soldat, barbouze, porte-flingue : Picot a fait l’Algérie avant de rejoindre les rangs de l’OAS. Après une période au vert en Argentine où il enseigne l’art français de la guerre à de futurs factieux fascisants, il ravale sa rancune contre De Gaulle et rejoint les nervis du SAC. À l’occase, il ira faire le coup de feu avec les terroros du GAL1. Picot est une brute raciste, avec une vraie gueule de primate, ce qui n’arrange rien. En 1994, le mercenaire a quelques années au compteur et il a beau serrer sa pogne de tueur, il voit bien les valeurs auxquelles il tient – une France enracinée dans un terreau réactionnaire et catholique – lui filer entre les doigts. 1994 c’est aussi l’année où la chienlit étudiante arpente à nouveau le bitume pour dégommer le CIP balladurien. En route pour la lutte armée, Audrey et sa bande cherchent à s’équiper pour renverser l’ordre établi. Le brasero de la contestation étudiante réduit à l’état de scories, il est hors de question pour la gauchiste de se refaire encaserner : « Putain, Florent, j’ai tout largué, c’est pas pour devenir une larve décérébrée vautrée sur un sofa. C’est quand la révolution ?! Faut qu’on fasse quelque chose. »

La suite est simple : la trajectoire finissante de Picot va rencontrer celle incertaine d’Audrey. Ça donnera lieu à un huis-clos assez pittoresque, des dialogues courts et crus entre le gorille réactionnaire et la luciole anarchiste. Puis, quand arrive la quatre-vingtième page et qu’on referme l’album, on se dit que le Moynot est quand même un sacré zèbre. Plus de vingt ans après la mort de père du néo-polar, le bédéiste réussit l’exploit de nous servir un hommage impeccable à Jean-Patrick Manchette. Son trait rugueux et son pinceau fruste ; ses aplats de couleurs et ses jetés clairs-obscurs : l’ambiance a du plomb dans l’aile. Collant cruellement aux faits, Moynot jette par-dessus bord tout psychologisme romantisant. Le résultat est un concentré de cynisme où chaque personnage rivalise d’antipathie. Tout est mal qui finit mal et pourtant on se prend au jeu et on sourit tant l’exercice de style frôle la caricature. Voir cette scène où Audrey pète les plombs après que Picot a tenté de la rassurer quant à sa bienveillance envers les femmes blanches :

« Arrêtez avec ça putain ! Je suis pas une femme blanche ! Je suis une personne ! Une personne ! Vous comprenez ça ? Un individu ! Un être humain… Bordel de merde... !

Sois pas vulgaire. C’est laid dans la bouche d’une femme. »

Dans le filigrane de L’Original, on retrouve l’affaire Rey-Maupin, du nom des deux jeunes militants révolutionnaires dont l’ultime équipée avait causé la mort de trois flics et d’un chauffeur de taxi. Le fait-divers portait les germes d’une douloureuse dramaturgie : le fracas d’un rêve d’émancipation sur l’autel d’un gâchis nihiliste. Moynot nous interroge : avons-nous changé d’époque ?


1 Les acronymes suscités sont explicités en préambule de l’album dans : « Petites précisions liminaires (Portrait de l’artiste en vieux con). »

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