Misère, efficacité, galère, rentabilité

L’éduc fait du chiffre !

Nous vous avions prévenus, dans le numéro d’été : à peine débauchés, nous allions sûrement rencontrer des gens à qui tendre le dictaphone. Bingo ! Estelle, Antoine et Laetitia1, assistante sociale et éducateurs, grenouillent dans des associations de réinsertion sociale depuis de nombreuses années pour les premiers, depuis quelques mois pour la troisième. Ils s’usent dans des boîtes qui, sectorisation du « marché » oblige, prennent en charge pour les unes des prostituées, pour les autres des mères célibataires, des toxicomanes, des mineurs en galère ou des personnes à la rue. Qu’importe, ils font tous trois le même constat : dans le social comme ailleurs, il faut être rentable. Ici aussi, dans leurs formations comme sur le terrain, la culture du résultat s’est imposée. Pas grave si la matière première vit, respire, désire, rêve – et souffre, souvent. « J’étais fier de faire ce travail, c’était un boulot militant, lance Antoine. Aujourd’hui, étant donné les règles que l’on doit appliquer, j’en ai parfois honte. » Tttt… On lance l’enregistrement, et vous nous expliquez, d’ac’ ? Ils nous ont parlé longuement. Nous en sommes ressortis sonnés.

CQFD : Quelle est la taille des boîtes dans lesquelles vous travaillez ?

Laetitia : Ce sont de très grosses structures…

Antoine : Des trusts, même ! Généralement, ce sont des boîtes qui appartiennent à des grands groupes où l’on trouve toutes sortes d’activités : pas seulement du social, mais aussi de la presse, de l’informatique…

Estelle : Le groupe SOS, par exemple, est national. Il comporte 200 boîtes, des milliers de salariés… Ils ont des boutiques de commerce équitable, une agence immobilière. Auparavant, il y avait des boîtes de cinq ou six personnes, mais elles ont tendance à disparaître. Maintenant, elles ont au minimum cinquante ou soixante salariés. Je connais même une association qui a investi dans l’immobilier pour démontrer qu’elle avait les reins solides, qu’elle pouvait faire face aux nouvelles politiques sociales. Au sein des conseils d’administration aussi, ça a évolué : ils sont composés de personnes qui n’ont jamais travaillé sur le terrain, qui sont des gestionnaires, et ce sont eux qui recrutent les directeurs.

Comment se fait-il que ces questions sociales soient gérées par des associations, alors que cela pourrait relever du domaine public ?

A. : C’est une sorte de sous-traitance qui permet une gestion plus souple du personnel ! Aujourd’hui, les associations ferment parce qu’elles n’ont pas les budgets d’une année sur l’autre. Fonctionnaires, on ne pourrait pas nous rayer de la carte aussi facilement !

E.  : Parmi toutes ces associations, beaucoup sont nées dans les années 60. Dans l’après-guerre, on a considéré que la pauvreté n’était pas due aux seuls individus, mais à une absence d’accompagnement. On a donc assisté à la création de nombre de structures. Mais, progressivement, l’État s’est aperçu que cela lui permettait d’en déléguer la gestion. Actuellement, il finance par l’intermédiaire des conseils généraux et des Ddass qui attribuent les subs, puis exige des résultats. Par le passé, il y avait beaucoup moins de contrôles, on faisait confiance aux travailleurs sociaux. Ce n’est plus le cas depuis les années 90.

Que s’est-il passé ?

A. : Nous aussi, nous sommes entrés dans une logique avant tout économique. Nous travaillons dans des associations loi 1901, à but non lucratif, mais le social est devenu un business ! Pour parler d’une personne en difficulté, nous employons des termes comme « diagnostic », « objectif », « évaluation », « durée de prise en charge ».

L.  : Le diplôme de chef de service, par exemple, a totalement changé. Les trois quarts de la formation sont constitués de gestion et de management. Quant à la formation d’éducateur spécialisé, elle prépare à poser un diagnostic en un mois, à mettre en place un projet en un mois, puis à faire une évaluation intermédiaire avant d’en faire une finale !

A. : Je connais une structure où les personnes accueillies signent un contrat stipulant que l’association a une obligation de moyens, mais non de résultat. C’est exactement le contraire ! Pour moi, on n’a plus d’obligation de moyens, il n’est plus nécessaire de se décarcasser pour eux. On peut même dire qu’il ne vaut mieux pas, sinon on s’entend dire qu’on est « trop dans la proximité ». Par contre, eux ont intérêt à s’en sortir, eux ont vraiment une obligation de résultat s’ils ne veulent pas se faire dégager de la structure. On ne parle plus de sujet, mais de dossier, de numéro. On leur explique où ils en sont, où ils doivent aller, et comment ils vont y parvenir. Leur histoire, leur parcours, leur souffrance psychique sont mis de côté. Quand une personne se présente, nous devons avoir des solutions à lui proposer avant même de la connaître. Et si les solutions ne conviennent pas, on considère que c’est la personne qui n’est pas adaptée.

E. : Quand cela ne fonctionne pas, on ne fait que renvoyer les gens qu’on accueille à des échecs. S’ils ne viennent plus au rendez-vous, on entend dire : « Il ne veut plus travailler avec nous, donc il n’a plus rien à faire ici, il faut le virer. » Ou alors : « Elle n’a pas assez connu la galère, il faut qu’elle aille un peu dans la rue. Après, peut-être qu’elle acceptera notre aide. » Ce sont des phrases de travailleurs sociaux !

A. : Si on reçoit ces personnes, c’est qu’il y a une grosse problématique, un cumul de difficultés. Il est impossible de trouver des solutions en six ou dix-huit mois alors que ça fait vingt ans qu’elles galèrent ! Et puis, on est confrontés à des difficultés qui n’existaient pas il y a trente ou quarante ans, notamment pour ce qui est de l’accès à l’emploi.

Avez-vous des comptes à rendre aux organismes de tutelle ?

E. : Un rapport d’activités est présenté tous les ans, avec quantité de chiffres. On indique le nombre de personnes entrées, de personnes sorties, ce qu’elles ont fait ensuite : si elles sont sorties avec un CDD ou un CDI, un logement, une orientation, ou si elles sont reparties à la rue… Tout est quantifié, avec profusion de « camemberts » et de statistiques. Ils ont déterminé des indicateurs pour quantifier notre travail et, du coup, ils ont multiplié le nombre de papiers à remplir : le livret d’accueil, le contrat d’hébergement, la charte des droits et libertés de l’usager, le règlement intérieur… Quand une personne entre, on lui remet une tonne de paperasse !

Quel projet de réinsertion est défendu dans ces associations ? Et est-ce qu’il peut exister un projet alternatif ?

E. : Non, c’est assez rigide. De toute façon, quand une personne passe la porte d’une structure sociale, elle va présenter soit une demande d’hébergement, soit une demande de soins, soit autre chose de bien spécifique. Le projet sera entièrement construit en fonction de la spécialisation de l’association. La personne ne pourra pas envisager un projet distinct de cette première demande établie avec la structure. Un projet de voyage, de rencontre ou de découverte, ce n’est pas envisageable.

A. : Le bien-être ou l’épanouissement passent après. D’abord, la personne doit trouver un boulot. Même s’il n’y en a pas, d’ailleurs.

E.  : Dans une structure, avec des collègues, nous avions monté un projet avec un lieu associatif. Nous y allions trois fois par mois avec les gens que nous suivions. Rien d’énorme : nous nous rendions simplement sur un lieu où une autre asso nous accueillait. La bataille que cela a provoquée, en interne ! Convocations, menaces de non-renouvellement des contrats… Le chef voulait savoir pourquoi nous y allions et ce que nous y faisions.

A. : On expliquait qu’on n’avait pas d’objectifs précis, et que c’était justement là l’intérêt. Le lieu n’était qu’un prétexte, un prétexte à tout, on allait voir ce qui allait se passer. C’était une expérience : le but n’était pas forcément qu’ils sachent faire ceci ou cela à la fin de l’activité, mais qu’ils puissent rigoler, s’asseoir, passer du temps ensemble… On se posait en tant qu’observateurs, et non pas en tant que détenteurs du savoir et du sens. Mais c’est impensable dans le social.

E. : Du coup, on nous a demandé une évaluation, des bilans… De quantifier ce qui n’est pas quantifiable. Il a fallu qu’on pose des chiffres sur ce qui se passait dans ce lieu : combien de jeunes s’y rendaient, combien de fois ils y sont revenus, combien s’en sont sortis professionnellement en étant passés dans ce lieu…

L. : Quel était le nombre « d’interactions » !…

A. : Aujourd’hui, si on passe trente minutes avec une personne, il faut pouvoir les justifier : c’est pour faire un dossier CMU, un dossier APL. On ne peut pas – simplement ! – passer un moment avec elle. Les chefs de service contrôlent quotidiennement les emplois du temps, qui doivent être extrêmement détaillés. On n’a plus le temps d’entrer en relation avec les personnes qu’on reçoit.

E. : Quand on est à l’extérieur, la direction ne sait pas ce que l’on fait et considère donc que l’on ne travaille pas. Sauf si on fait un accompagnement à la Mission locale, par exemple. Le travail, c’est quand on fait des démarches. Notre boulot n’est pas systématiquement palpable puisqu’on bosse sur l’humain. Mais ils essayent de le quantifier un maximum, de le rationaliser. Les associations, en ce moment, achètent un logiciel de diagnostic qui coûte très cher. Il comporte près de 200 questions qui doivent permettre d’évaluer l’autonomie des personnes que l’on accueille. En face de chaque question, il y a « acquis », « non acquis » et « non évoqué ». Si c’est acquis, ça fait un point, si ce n’est pas acquis, moins un, et zéro si c’est non évoqué. À la fin, le score détermine ce qu’on va devoir faire avec la personne les mois qui viennent. C’est presque de la voyance ! Ensuite, il y a des calculs beaucoup plus compliqués qui sont censés prédire le caractère de la personne qu’on a en face de soi. Cela indique les compétences non acquises, donc dans quel domaine on va travailler avec elle : professionnel, familial… Il y a un tableau avec de l’algèbre, des « R plus », des « C moins », des « supérieur à »… Avec ça, on sait, par exemple, si la personne est timide !

Les personnes qui se présentent chez vous doivent donc passer un examen…

E. : Oui, elles ont un entretien du social ! Elles doivent présenter une demande précise et être dans la « norme » : ne pas avoir de revenu, ne pas avoir d’hébergement, avoir entre 18 et 25 ans dans telle association, être toxicomane dans telle autre, et ensuite savoir expliquer de quoi elles ont besoin, définir leur projet personnel et professionnel. Tout ça au moment de l’entretien ! À partir de cette demande, on juge en réunion d’équipe si elles peuvent rentrer ou pas.

A. : Aujourd’hui, il faut avoir un discours adapté pour entrer dans une structure sociale. Et il faut trouver le juste équilibre car, si la personne arrive un peu trop bien habillée, on va en conclure qu’elle n’a pas besoin de nous. Alors qu’elle a fait des efforts terribles pour bien présenter. Mais si elle est trop sale, ça ne convient pas non plus, on dit qu’elle est « trop loin de l’insertion ». Et quand on a une place de libre, on présélectionne quatre candidats, comme pour l’entrée dans une grande école de commerce, puis on décide lequel on prend.

E. : Ensuite, on leur fait signer un contrat d’hébergement – si c’est pour un Centre d’hébergement et de réinsertion sociale – et un contrat de prise en charge. C’est comme un contrat d’insertion : la personne a des objectifs à atteindre, un projet à établir. C’est le même système que le RSA, on contractualise.

A. : Un contrat ! Comme si on était égaux, alors qu’on bosse dans une boîte, on a des bureaux, des ordinateurs, et l’autre il n’a rien que la rue. On leur explique qu’ils rentrent chez nous, mais qu’il faut déjà penser à la sortie, que nous ne sommes qu’un tremplin, qu’il ne faut surtout pas s’installer.

E.  : Quand ils entrent dans une structure, ils doivent déjà avoir leur projet de sortie. Et plus ils sont fracassés, plus on leur demande de projets ! Quand quelqu’un remplit un dossier de demande d’allocation adulte handicapé, par exemple, il doit décrire son projet de vie. Un jeune gars avait mis : « Ben, je vais travailler, avoir un chien, et puis une femme. » Ils ne demandent pas la lune, ils sont comme tout le monde.

Est-ce qu’une telle bureaucratisation ne fait pas fuir ceux qui vivent dans une galère noire ?

E. : Pas tant que ça. Ils sont tellement dans la merde… Et puis, s’ils ne sont pas contents, on leur fait comprendre qu’ils peuvent s’en aller.

A. : Certains repartent à la rue. Les personnes dont on s’occupe, notamment les jeunes, sont perçus comme des gens dangereux, ils font peur. Ils ont parfois fait de la prison, mais en réalité on ne peut pas s’imaginer à quel point ils sont dociles au regard de ce qu’ils vivent au quotidien. C’est fou ce que l’être humain peut encaisser. Et moins il a, plus il accepte. Mais quand ils disent qu’on ne les entend que quand ils pètent tout, je pense qu’ils n’ont pas tout à fait tort.

E.  : Ce sont des gens qui culpabilisent beaucoup. Dans les structures dédiées aux majeurs, ça explose peu, ils ont intégré le discours comme quoi ce sont eux les fautifs. Quand ils arrivent, ils disent : « Je sais, c’est ma faute, je sais, je n’ai pas fait ça. » On a tout à déconstruire avant de pouvoir amorcer une discussion.

A. : Cette culpabilité est cultivée, notamment par rapport à l’emploi. Combien de fois on entend dire qu’ils ne trouvent pas de travail parce qu’ils le veulent bien ? Pourtant, les statistiques du chômage, surtout chez les jeunes de dix-huit à vingt-cinq ans,sont assez explicites ! Mais par contre, on leur dit de ne pas bosser au black, parce que c’est illégal…

Quels rapports avez-vous avec la police ?

E.  : Elle nous appelle régulièrement pour nous dire qu’ils sont incarcérés, ou en garde à vue.

A. : Ou pour nous demander des informations. Mais on ne lâche rien. Parfois, ils viennent nous voir en nous disant : « Dites-nous quand est-ce qu’il vient, comme ça on l’interceptera à son arrivée. » On refuse, bien sûr. Mais un directeur ne se gênerait pas pour donner l’adresse d’un jeune. On a affaire à de la délinquance de survie, ce n’est pas de la délinquance financière ou des braquages de banque. C’est le vol d’un portable dans la rue, à un gars un peu plus faible, bien sûr. Il faut être dur pour garder la tête hors de l’eau, mais c’est de la misère, pas autre chose. Des filles peuvent se prostituer pour un sandwich, pour dormir dans un hôtel et non dans la rue…

E. : Nous sommes souvent en relation avec la prison puisque beaucoup sont sous contrôle judiciaire. Et on est en décalage complet avec le temps judiciaire. On construit quelque chose, la personne trouve un boulot ou commence un traitement, et, du jour au lendemain, la police l’embarque pour une vieille histoire. Retour en prison, on recommence à zéro. C’est comme ça en permanence, et ça leur met une pression énorme.

A. : Dans l’institution, on aborde ces personnes comme si elles étaient prises dans un temps linéaire. Alors que l’être humain, ce n’est pas ça. Il y a des hauts, des bas, des retours en arrière, des doutes. Mais non, ils ont six mois, ils doivent s’en sortir dans ce temps imparti. C’est marche ou crève.

Quelles formes de résistances pouvez-vous créer dans vos structures ?

A. : Une manière de résister, c’est simplement de devenir potes avec deux, trois collègues, de se voir, et de refaire le monde ! Ou d’élaborer un projet comme celui sur le lieu associatif. Ou encore d’arriver à se réserver des moments informels avec les gens qu’on accueille. Quand on est hors cadre, il peut se passer énormément de choses avec eux, parce qu’on peut s’asseoir l’un en face de l’autre, sans rien faire. C’est souvent là qu’il s’en dit le plus.

L. : Lors de ces moments café-clopes, où il n’y a pas de dossiers, pas de papiers…

Mais cela reste un mode de résistance individuelle…

E.  : Certes, on s’engueule avec notre hiérarchie, et ça épuise.Mais avec les gens qu’on reçoit,on essaye encore de réfléchir, de faire autrement, et on arrive à dégager une marge de manoeuvre. Je suis contente d’être une simple salariée, et de ne pas faire partie des cadres, parce qu’ils ne sont plus que des gestionnaires. On a pensé créer notre propre structure, mais on se retrouverait rapidement en butte à des problèmes de subventions et d’appels à projets très précis. Il me semble qu’on a davantage de moyens d’agir à notre place.

A. : Si nous avions notre association, il faudrait employer leur jargon et leur idéologie de gestionnaires pour obtenir les subventions nécessaires au fonctionnement. Plus tard, peut-être, dans cinq ou six ans, quand la classe politique se rendra compte des erreurs faites aujourd’hui ! Parce que ce qui se passe dans le social actuellement crée des dommages psychiques très violents. On nous fait croire que l’on fait des économies, mais ce sont des économies bien éphémères. Elles vont coûter très cher à la société, dans les années à venir !

Vous restez tout de même dans le métier…

A.  : J’ai plaisir à travailler avec ces gens. Ce qui me pèse le plus, c’est la hiérarchie, ce ne sont pas les personnes que je côtoie au quotidien. Et puis, dans notre boulot, ce n’est pas pire qu’ailleurs. Mais il y a une réelle transformation de notre travail, ça évolue très vite. D’ailleurs, beaucoup d’éducateurs partent en live, se retrouvent à l’hôpital psychiatrique.

E. : Il y a un sentiment d’impuissance, parce que, choisir ce métier, c’était un moyen d’avoir un salaire tout en exerçant une profession compatible avec son éthique personnelle. Le choix du travail social, c’était se démarquer de l’entreprise, de la productivité, du management… Or ces pratiques arrivent dans nos boîtes.

A.  : Je suis rentré dans ce métier parce que j’ai toujours pensé que c’est très facile de se retrouver en galère, mais, qu’avec du temps et de la patience, on arrive à des résultats. Cela a été mon cas. Des gens m’ont suivi, encadré, encouragé, et m’ont permis d’être là. Mais aujourd’hui, on est dans l’instantané. Il faut des résultats tout de suite. Mais l’être humain, c’est tout sauf ça.


1 Pour garantir leur anonymat – et leur boulot ! – les prénoms ont été modifiés.

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