Il était une fois… les républiques d’enfants

L’autogestion des plus jeunes au service des idéaux des adultes

Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, des millions de minots sont séparés de leurs parents. À travers l’Europe, des communautés se forment pour les accueillir. Appelées « républiques d’enfants », certaines doublent leur vocation humanitaire d’une utopie pédagogique. On y défend l’autonomie et l’autogestion des mômes, qui élisent leur propre maire, élaborent leur propre système de justice… Mais l’enfant, censé être placé au centre du dispositif, n’est-il pas finalement l’instrument d’un projet de société pensé par et pour les adultes ? Co-autrice du livre L’Internationale des républiques d’enfants (1939-1955), l’historienne de l’éducation Martine Ruchat dresse ici un tableau contrasté de cet épisode méconnu de l’histoire.
Photo Yohanne Lamoulère

Des enfants qui se lèvent pour donner leur opinion. Qui votent à mains levées ou glissent leurs idées dans un chapeau ou dans une urne de votation. Qui écrivent et éditent des articles ou des bandes dessinées... C’est cela, dans les années 1940, les républiques d’enfants.

Face aux millions d’enfants orphe lins, abandonnés, meurtris par la Seconde Guerre mondiale, des voix s’élèvent et des personnes s’engagent partout en Europe pour trouver des solutions d’accueil et de scolarisation. Une multitude de camps et de villages voient alors le jour. Des espaces dans lesquels on prône une autonomie de pensée, où l’on envisage les enfants comme des individus libres, se gouvernant par eux-mêmes et construisant le monde de demain.

Le modèle qui se développe alors peut être rattaché à d’autres expériences libertaires du XIXe siècle, comme l’orphelinat de Cempuis, créé au début des années 1860 dans l’Oise et qui fut parmi les premières écoles mixtes de France. On pense aussi à l’École moderne de Francisco Ferrer, fondée à Barcelone en 1901, elle aussi libertaire et mixte. Ou encore, au début du XXe siècle, en Union soviétique, aux maisons coopératives d’Anton Makarenko pour les orphelins de la guerre civile et aux villages de l’utopie sioniste en Palestine. Quoi qu’il en soit, celles qui ont existé entre le conflit de 1939-1945 et les premières années de la guerre froide sont aujourd’hui largement méconnues.

Un engouement éclectique

Dès les années 1940 pourtant, ces républiques appelées également « communautés d’enfants » suscitent l’intérêt de journalistes et de membres d’organisations humanitaires, philanthropiques ou étatiques. L’expérience enfantine est alors au centre de la publicité faite à ces communautés. Ce sont les visages d’enfants souriants et les regards qui s’illuminent que les adultes veulent mettre en scène. Les enfants des républiques dessinent, chantent, dansent en ronde, travaillent aux champs...

Les républiques intéressent aussi des militants rattachés à divers groupes culturels, religieux ou politiques, comme les quakers, le Service civil inter national1, le mouvement de l’éducation nouvelle, les pacifistes... Les idéologies d’origine vont du libéralisme au communisme, en passant par diverses religions : parmi les personnes engagées dans ces communautés, on trouve par exemple un instituteur pacifiste, une journaliste juive, un prêtre pédagogue, une féministe quaker ou encore un philosophe athée...

S’amorce progressivement un véritable mouvement autour de ce modèle fédérateur teinté d’un internationalisme censé assurer une paix définitive et un avenir meilleur.

Une difficile unité

En 1948, la toute récente Unesco, qui veut soutenir ces initiatives, organise une rencontre des directeurs de communautés d’enfants. Elle choisit le village Pestalozzi de Trogen, en Suisse. Ceux qui font le déplacement ont un objectif commun : faire cohabiter des enfants de nationalités différentes, victimes, atteints dans leurs corps et leurs psychismes, « névrosés de guerre », souffrants. Reste une difficulté majeure : se mettre d’accord autour d’une conception éduca tive pour ces enfants et les former (autant que leurs éducatrices et éducateurs) à cette pédagogie de la république.

À Trogen, on discute donc d’une approche qui promeut des jeunes autonomes et capables de se gouverner eux-mêmes. Mais comment se passer d’adultes qui influencent, dirigent et mettent en scène cette république ? L’autonomie est, certes, un des concepts phares de cette « nouvelle pédagogie », mais qu’est-ce que l’autonomie ? Celle qu’évoque l’éducation nouvelle avec l’idée que l’enfant n’est pas un adulte en miniature, mais un monde en lui-même ? À moins qu’elle ne définisse l’espace clos de la communauté, où s’exerce l’apprentissage de la solidarité autant que l’indépendance de l’enfant, l’esprit critique autant que celui communautaire ?

Un second concept fortement mis en avant à Trogen est le selfgovernment : une assemblée d’enfants citoyens dirigée par l’un d’entre eux (capitaine, maire ou syndic), fondée par une constitution avec des statuts, des charges et des comptes rendus de réunions. La vie s’apprend ausssi à travers l’exercice de la justice et des punitions, infligées après délibération par un enfant élu juge : lier les membres, obliger à garder en bouche un caillou, exclure du groupe…

La diversité des expériences et la difficulté à faire unité lors de cette conférence de 1948 prêtent le flanc aux critiques : l’isolement de tels collectifs et l’artificialité du selfgovernment, considéré par certains comme un simple jeu ; le déracinement culturel, imposé à des jeunes déplacés hors de leur pays... Sans compter que la prétendue autonomie financière – avec souvent une monnaie locale propre à la communauté (appelée « coq », « talent » ou « mérite ») – ne laisse pas dupes les détracteurs d’un modèle coûteux comme celui du Village Pestalozzi de Trogen qui, avec ses vingt-six maisons en bois flambant neuves, a coûté trois millions de francs suisses.

Une autonomie sous contrôle

Les enfants eux-mêmes ne semblent par toujours convaincus. En témoignent leurs fugues et leurs paroles : un jeune de la république de Longueil-Annel (Oise), en visite au camp de Moulin-Vieux (Isère), disait y voir une dictature sans citoyens, tribunal et banque. Constat similaire chez un jeune garçon de onze ans arrivé à Civittavecchia, près de Rome, qui parlera de « l’air de dictateur » du fondateur de cette république. L’enfant écrira aussi : « Lorsque ces élèves sortiront de là [...], ils seront déroutés par la vie d’un pays entier. Ils ne peuvent pas participer par leur exemple à la Paix du monde, pourquoi  ? Parce que si nous formions chacun un petit groupe et restions comme eux isolés du reste du monde, la compréhension deviendrait alors impossible. »

Le mot « république » est d’abord un slogan qui donne à voir des enfants en pleine autonomie de pensée, mais s’exerçant souvent sous contrôle. Un journaliste de la Tribune de Genève ne manque pas de le remarquer : « L’éducateur fait tout, mais il ne faut pas que cela paraisse. Il doit être comme l’âme par rapport au corps, comme le moteur dans la machine : l’essentiel, mais demeurer caché. [...] Il doit comprendre que tout dépend de lui, mais laisser aux enfants la conviction qu’ils font tout par eux-mêmes. »

Clap de fin

La réunion de 1948 à Trogen, si elle fut quelque part leur acmé, marqua aussi le début d’une lente déconstruction de cette fédération des républiques d’enfants après l’engouement initial. Les joutes oratoires autour des concepts pédagogiques en débat montrent bien qu’entrent dans ce modèle autant la politique que la morale, autant les arguments de la communauté que ceux de la famille, du collectif régénérateur que de l’individu maître de lui-même. Et la guerre froide ne va-t-elle pas bientôt recouvrir en Europe toute expérience collective d’un voile de communisme dont il faut se méfier ?

Martine Ruchat

1 Regroupement de volontaires pacifiques et militants pour la paix en 1920 dans le but de promouvoir la paix, notamment à travers des chantiers internationaux.

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