Qui loge qui ?

L’air (bihènebi) de ne pas y coucher

À Barcelone, les propriétaires se sont vite rendu compte qu’avec des touristes, ils gagnaient en une semaine autant d’argent qu’en un mois avec un locataire autochtone. Résultat, l’inflation a poussé les Barcelonais à aller se loger de plus en plus loin en périphérie...
Par Kalem

« Je me suis dit que c’est bien joli de maudire les touristes, mais que je serais le dernier des idiots de ne pas profiter moi aussi de l’aubaine ! », reconnaît Arnau, photographe freelance vivant dans le quartier de Poble Sec, à Barcelone. C’est sans doute ici 1, puis à Lisbonne, que la dynamique Airbnb a causé le plus de dégâts. Les propriétaires se sont vite rendu compte qu’avec des touristes, ils gagnaient en une semaine autant d’argent qu’en un mois avec un locataire autochtone. Résultat, l’inflation a poussé les Barcelonais à aller se loger de plus en plus loin en périphérie. Ce qui a contribué à transformer la vieille ville en no man’s land saturé de présence éphémère. Aujourd’hui, dans l’Alfama, à Lisbonne, même les touristes se plaignent de ne croiser plus que des touristes !

Les quartiers autrefois populaires sont devenus des sortes de parcs à thème farcis de commerces inutiles à la vie quotidienne, type boutique de souvenirs, barbier pour hipsters ou fast-food aux goûts mondialisés. À Barcelone, la municipalité d’Ada Colau tente de contrôler cette économie à la fois souterraine et prédatrice. «  Ce qui a provoqué une situation cocasse, sourit Arnau. Le président du Syndicat des hôteliers, ennemi juré de ce qu’il appelait ‘‘une municipalité de squatteurs gauchistes’’, ne tarit plus d’éloges sur la fermeté affichée contre ce qu’il considère comme une concurrence déloyale. » D’ailleurs, à Palma de Majorque, le secteur hôtelier milite pour l’interdiction pure et simple d’Airbnb sur l’île.

Mais force est de constater que l’opportunité Airbnb est partout saisie par des gens, qu’il soient clients ou loueurs, qui sont loin d’être des requins. Arnau y a parfois recours pour boucler les mois difficiles. « On a loué une chambre à deux Allemandes venues pour le Sónar, le festival de musiques électroniques. Ça nous a permis d’acheter des billets pour aller voir les parents de Myriam en Sardaigne.  » Un micro business qu’il mène tout en gardant un œil critique : « À cause de cette ubérisation du logement, pourtant officiellement circonscrite depuis la crise de 2008, la bulle immobilière est repartie à la hausse. » La galère pousse à la débrouille.

La municipalité oblige les proprios à déclarer les appartements loués à des touristes, mais se montre moins regardante sur les locations de chambre. « La maire n’a pas osé toucher à ça, elle sait qu’on est nombreux parmi ses électeurs à survivre ponctuellement grâce à ce petit plus. Elle préfère traquer ceux qui font ça comme un business, des investisseurs, parfois venus d’Italie ou d’Allemagne, qui achètent dix appartements à la fois en vue de les louer via la plateforme Airbnb.  » Ce contrôle implique le passage intempestif de fonctionnaires municipaux dans les immeubles, demandant aux voisins s’ils ont remarqué des mouvements suspects de possibles locataires non déclarés.

Les locations Airbnb, jusque-là cantonnées en centre-ville, s’immiscent jusqu’en banlieue. « Certains endroits sont en passe de devenir des cités-dortoirs à touristes  », plaisante Arnau, qu’inquiète cette « monoculture touristique » dénoncée par les associations de quartier. Barcelone est devenu un spot quasi obligé du voyage low cost. Ryanair, Vueling ou EasyJet proposent des vols aller-retour à moins de 100 € depuis n’importe quelle grande ville européenne.

« Toujours innovant, Airbnb recrute des hôtes près à devenir guide urbain, ricane Arnau. Tu peux gagner un peu d’argent de poche en faisant découvrir, selon les goûts du client, une zone avec des graffs de Banksy, un bar branché ou, au contraire, le chouette coin oublié par les prospectus de l’office du tourisme, et donc fabuleusement authentique ! » C’est cette attirance des touristes les moins cons pour le côté populaire d’une ville qui a fini par étouffer le marché Sant Antoni. Aujourd’hui, Adriá Ferrán, gourou de la nouvelle cuisine, vient d’ouvrir sept restaurants, plus un « laboratoire de cuisine créative » dans une rue adjacente. Ce qui laisse Arnau songeur : « C’est violent de voir les lieux que tu fréquentais enfant complètement défigurés par une dynamique qui te fait te sentir étranger. » Ce monde se dévore lui-même.

Bruno Le Dantec

La Une du n°167 de CQFD, illustrée par Jean-Michel Bertoyas

Cet article est issu du dossier « Tourisme : plus loin, plus vite, plus rien », publié dans le n°167 de CQFD en juillet-août 2018.

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1 Sur le sujet, voir le dossier « Le pari municipaliste », paru dans le n° 137 de CQFD.

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