Aïe tech # 3

L’Avocado du diable

Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Troisième épisode sur le capitalisme numérique et la sordide déchéance d’un youtubeur accro à l’attention : Nikocado Avocado.
par Rémi

S’il fallait personnifier les pires dérives d’internet versant contenu junk food (au sens propre et figuré), un homme s’imposerait fastoche dans le peloton de tête : un certain Nikocado Avocado (Nicholas Perry dans le civil). En gros, c’est un type qui a fait fortune via ses chaînes YouTube en affichant une image de lui sordide, maladivement obèse et boulimique, poussant le bouchon jusqu’à s’amuser de ses incontinences fécales au moment de célébrer l’achat (fictif ?) de son nouvel appartement à Las Vegas. Dans la vidéo en question, « My New House Tour – I bought a $2,300,000 penthouse », postée en avril 2021, il ne se contente pas de se faire dessus, mais se met aussi en scène observant l’agitation de la ville depuis sa tour d’ivoire, lâchant quelques remarques cyniques qui pourraient résumer en négatif sa carrière de pauvre bougre ayant sacrifié vie et santé pour des vues et des dollars : « J’adore regarder les pauvres. Ils luttent. Je veux du pop-corn ! Je pourrais regarder les pauvres lutter pour leur survie toute la journée. » Ensuite, il évoque sa solitude. Puis il pleure.

Nikocado Avocado, au départ, c’est un petit gars végan sympa installé à New York pour devenir violoniste, qui tient une chaîne YouTube où il parle de tofu et de cause animale. Il a l’air plutôt sain, normal, si ce n’est qu’il semble avoir besoin de beaucoup d’attention. La dégringolade est rapide. Critiqué par sa communauté parce qu’il s’affiche avec un perroquet sur les réseaux, il commence par rompre avec son véganisme, affichant une certaine virulence, notamment dans sa vidéo « Why veganism is wrong and make people crazy » (janvier 2017). Basculant dans la sphère « mukbang », cette triste tendance venue de Corée du Sud où l’on se filme en train de manger pour compenser le vide existentiel des dîneurs solitaires les regardant, il ne tarde pas à narguer ses anciens condisciples avec des vidéos où il bâfre des montagnes de viande, frénésie de KFC et de McDo. Puis il passe aux « 10 000 calories challenges », orgies alimentaires aussi dérangeantes que populaires sur internet. Conséquence, il grossit, grossit, comme la grenouille de la fable. Mais la seule chose qui explose, ce sont les commentaires sur ses six chaînes YouTube, le traitant peu ou prou de gros tas morbide. Lui y répond par le déni et la moquerie, notamment via plusieurs vidéos titrées « I’m getting fat and I don’t know why ». Ironie ? Manipulation ? Peut-être. Reste cette réalité : il pèse près de deux cents kilos, se déplace difficilement, filme ses incontinences et a récemment déclaré s’être cassé des côtes en éternuant. Misère.

Dans une vidéo analysant son cas, issue de sa très conseillée série d’émissions « Infernet »1, l’essayiste Pacôme Thiellement évoque « l’économie du malheur générée par le capitalisme numérique ». « Ce que les spectateurs de Nikocado Avocado attendent, c’est, littéralement, de le voir crever », estime-t-il au sujet des six millions d’abonnés à ses chaînes YouTube et des centaines qui le payent sur OnlyFans (réseau pornographique monétisé) pour le voir se masturber. Et de conclure : « L’addiction dont souffre Nikocado Avocado, c’est l’attention, et c’est, à variables degrés d’intensité, celle dont tout le monde souffre aujourd’hui, parce que c’est celle à laquelle les réseaux sociaux nous accoutument quotidiennement. »

Au final, le monde glauque de Nikocado Avocado est une forme d’hypertrophie vérolée de la victoire des écrans. C’est aussi la continuation, par le pire, des biais voyeuristes auxquels nous a accoutumés la télé-réalité, démultipliés par les réseaux asociaux. Du pain et des jeux vues, avec des « gladiateurs » utilisant les armes du cynisme néolibéral – tant que ça vend, c’est OK. Et le jour où Avocado explosera dans un grand geyser de viscères, nul doute que les charognards débouleront pour exploiter le potentiel mercantile de sa mort. Une époque formidable.

Émilien Bernard

1 « Nikocado Avocado : l’argent ne fait pas le malheur mais il y contribue », Blast (02/04/2022)

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CQFD n°215 (décembre 2022)

Dans cet ultime numéro de l’année, un dossier consacré à la déroute des services publics, de l’hôpital à l’Éducation nationale en passant par le Pôle emploi ou les pompiers. Mais aussi : la dissolution du Bloc lorrain, des exilés qui nous racontent le massacre de Melilla cet été, Amazon qui investit la région déindustrialisée des Asturies en Espagne, le gouvernement turc qui persécute les journalistes kurdes, des récits de vie de femmes engagées dans la lutte politique violente ou encore un reportage sur la lutte contre les mégabassines dans les Deux-Sèvres.

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