« Il faut biffer pour bouffer ! »

Entre répression policière et saillies hypocrites des élus locaux, le « marché libre » de Barbès n’est plus. Si la gentrification du quartier poursuit son cours, les biffins n’ont toutefois pas dit leur dernier mot, survie oblige. Troisième et dernier volet de nos périgrinations dans ce quartier parisien.

Un carré d’une centaine de places sous le périph’. C’est ce que la ville de Paris autorise pour les quelques adeptes du « marché libre » ou biffins. « Un accompagnement social inédit en France » ou encore « Un espace de vente solidaire » se targuent les édiles du XVIIIe arrondissement... « Une sacrée connerie, ouais ! s’esclaffe un vieux biffin. Il faut adhérer à une charte, avoir des papiers et jurer de ne vendre que de la récup’, c’est fait pour mieux nous parquer et virer les clandestins. »

Depuis peu, la biffe1 du boulevard de La Chapelle, à Barbès, n’a plus droit de cité sous le métro aérien éponyme. À grand renfort de répression, le trottoir qui accueillait le joyeux bordel que formaient les Arméniens et leurs chargeurs de téléphone ou les Africaines avec leur pots de lait en poudre est désormais vide. « On n’a plus le droit d’être là : ça fait des mois qu’on nous pique nos affaires, il y en a même qui se font taper, et des vieux en plus ! témoigne Aslan, biffin aux canines d’argent, d’origine tchétchène. On n’a pas de papiers, pas d’argent, on veut juste se débrouiller un peu en gagnant quelques euros, qu’est-ce qu’on fait de mal ? »

Sous couvert de discours mêlant âme charitable et hygiénisme, les élus du xviii e et les assos de riverains, telles qu’Action Barbès, ont en effet demandé en mars dernier au

par L.L. de Mars

préfet de police « de mettre en œuvre tous les moyens nécessaires pour mettre fin à cette activité illégale ». La préfecture a alors répondu faire preuve « de fermeté et d’humanisme », se félicitant du chiffre de « plus de cinq mille personnes évincées en un an2 ». Ce coin de Barbès s’adonnant sauvagement au marché libre a été classé « périmètre de sécurité renforcée », dispositif qui permet ainsi d’obtenir des moyens policiers supplémentaires.

La fermeté et l’humanisme, Marc3, copwatcheur (surveilleur de flics) à Barbès, l’a vérifié plus d’une fois après avoir observé durant huit mois la répression policière du marché libre : « La police intervenait de façon décomplexée et extrêmement violente. Les flics volaient leurs marchandises voire les sacs à main des biffins ! Sans parler des amendes d’une centaine d’euros pour vente à la sauvette et les contrôles permanents : beaucoup des biffins, en grande majorité caucasiens, n’ont pas de papiers en règle, ou juste un récépissé de demandeur d’asile. »

Mais les biffins ne se laissent pas abattre et c’est dans les arrière-rues de La Goutte d’Or et aux marges du marché qu’ils étendent en petits groupes leurs draps parsemés de « babioles et autres bricoles ». La longue bande d’asphalte que le marché libre recouvrait de ses objets solitaires et cabas de fortune s’est muée en archipels sauvages et sans cesse mouvants. Selon Marc, « les biffins continuent de vendre mais en cachette, en restant à peine quelques minutes. Ils pouvaient se faire 15 à 20 euros avec la biffe, maintenant à peine quelques euros. Beaucoup d’entre eux se sont déplacés vers le marché de Montreuil... »

Aslan raconte cependant que « depuis qu’on ne peut plus biffer, beaucoup font de la vente à la sauvette, au marché Dejean. C’est dangereux, car nous, on n’a pas de papiers et comme beaucoup font déjà ça, il y a souvent des bagarres. » Et Marc de renchérir : « On est dans une chasse aux pauvres sur fond de rénovation urbaine : on a assisté à une gentrification irréversible du quartier avec l’aval des commerçants et des nouveaux habitants. »

Un harcèlement permanent qui ne fait que retranscrire la vision anxiogène de l’espace public des élus socialistes et des petits commerçants. Tout espace d’autonomie ou tentative d’appropriation de la rue est à dissoudre au travers de l’intervention publique, qu’elle soit policière ou urbanistique. En témoigne ce carrefour du métro Barbès, accueillant les vendeurs à la sauvette sans pap’, encadré de part et d’autre par la carcasse brûlée d’un magasin en attente de démolition, Le Louxor, un ancien cinéma populaire réhabilité sous peu en « cinéma d’art et d’essai consacré au cinéma de l’hémisphère Sud » et le centre musical Fleury-La Goutte d’Or, espace de verre improbable à la programmation inrockuptuesque. Tel un chantre de la « mixité sociale », un rupin gominé arbore son T-shirt « Goutte d’Or j’adore » devant ce poste d’avant-garde pour population en mal d’exotisme bigarré. Si les édiles du quartier aimeraient suivre l’adage de Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, de mettre à Barbès « quelques Blancs, quelques white, quelques blancos », Aslan ironise en chantant que de toute façon : « Il faut biffer ! Pour bouffer ! »


1 La biffe (biffin est un mot d’argot pour désigner un chiffonnier) est une activité pratiquée dans les quartiers périphériques parisiens et autour des fortifications dès le XIXe siècle.

3 Le prénom a été modifié.

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