Histoire des luttes

Guadeloupe, «  » 1967

Début janvier 2017, les gwoup à pô (groupes à peaux – en référence à celles qui couvrent leurs tambours) ont décidé de « débouler » dans le carnaval de Guadeloupe pour commémorer la sanglante répression ayant frappé l’île cinquante ans plus tôt...
La couverture du n°155 de « CQFD », illustrée par Caroline Sury.

... D’un côté, visages peints en blanc, ceintures tricolores et képis rouges de gardes mobiles, de l’autre, visages grimés en tête de mort. À l’issue de la période carnavalesque de deux mois, ces groupes ont transmis à leurs collègues parisiens la banderole de commémoration de mai 1967 et un livre de pétitions pour demander l’ouverture des archives. Une revendication qui s’est retrouvée au centre de la marche Limyè pou lézansyen (Lumières pour les Ancêtres), à Paris comme à Pointe-à-Pitre, le 27 mai dernier. La question de savoir ce qui s’est réellement passé à l’époque est toujours d’une actualité brûlante.

Après avoir accédé, en 1946, au statut de département et, formellement, aux mêmes droits qu’en métropole, la Guadeloupe restait un territoire en marge de la République au début des années 1960 : sous-emploi chronique, salaires nettement inférieurs à ceux pratiqués dans l’Hexagone alors que le coût de la vie y est beaucoup plus élevé, omniprésence des bidonvilles, désastres sanitaires à répétition et mainmise des grands propriétaires blancs sur l’agriculture et la représentation politique. « La situation sociale correspond à la pigmentation », concluait un rapport commandé par le pouvoir gaulliste aux Renseignements généraux.

Par ailleurs, le mouvement de décolonisation à l’œuvre dans le monde entier trouvait dans le Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (Gong) l’une de ses expressions caribéennes. De l’autre côté de la barricade, Jacques Foccart, conseiller élyséen et principal artisan de la création des réseaux françafricains, était très lié (de par sa mère Elmire de Courtemanche de La Clémandière) aux puissantes familles béké de l’île (héritières des premiers colons). Il allait fort logiquement appuyer la nomination comme préfet de Pierre Bolotte, un spécialiste des méthodes de pacification coloniale puis néocoloniale passé par l’Indochine, l’Algérie et La Réunion – avant d’atterrir en Seine-Saint-Denis, au début des années 1970, où il mettra en place une police de quartier ancêtre des brigades anticriminalité (BAC).

Tous les ingrédients étaient donc réunis, en ajoutant le cyclone qui avait dévasté la région en 1966, pour provoquer une explosion sociale. La mèche fut allumée, le 20 mars 1967, par Vladimir Srnsky, riche commerçant d’origine tchèque, quand il lâcha son chien sur un cordonnier ambulant au cri de « Va dire bonjour au Nègre ! ». Le bruit de cette provocation se répandit comme une traînée de poudre et le magasin de Srnsky fut pillé, tandis que sa voiture finissait dans le port. Un calme précaire était ensuite rétabli entre condamnation des propos racistes, exfiltration de leur auteur vers les États-Unis et déploiement en nombre des forces de l’ordre. Deux mois plus tard, une grande grève des ouvriers du bâtiment prit le relais, obligeant patronat et pouvoirs publics à ouvrir des négociations. Le 27 mai, sur la grande place de Pointe-à-Pitre, où une foule immense s’était rassemblée, filtra une déclaration des représentants patronaux : « Quand les Nègres auront faim, ils reprendront le travail. »

Devant un tel déferlement de mépris, les conques (lourds coquillages hérissés de pointes) commencèrent à fuser en direction des gardes mobiles. Qui répliquèrent en tirant dans le tas, mais pas tout à fait au hasard puisque l’un des premiers à tomber sous les balles fut un leader du Gong, Jacques Nestor, 24 ans. S’en suivirent un jour et une nuit de carnage pendant lesquels les moblots eurent toute latitude pour rafaler les passants dans les rues et rafler les militants chez eux. Le bilan de la répression, une partie des archives demeurant classifiée, une autre ayant sans doute été escamotée, fluctue entre 8 morts (chiffre officiel de l’époque) et 87 morts (chiffre semi-officiel livré en 1985 par le ministre des Dom-Tom). À ce jour, les responsabilités entre les différents niveaux du pouvoir gaulliste finissant restent à établir.

Lors du procès des rescapés du Gong devant la Cour de sûreté de l’État en avril 1968, Aimé Césaire eut ces mots définitifs : « Si ces gens-là sont ici, c’est que contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, nous ne sommes pas des Français à part entière, mais des Français entièrement à part.  »

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1 commentaire
  • 9 novembre 2018, 18:54, par Niquarl

    C’est très agréable de voir que CQFD n’oublie pas nos territoires ultramarin. Même en Guadeloupe on en entend peu parler de l’histoire souvent sanglante des îles caribéenne. Après tout, c’est la France de Paris qui choisis les programmes scolaires.

    Apprendre sur les Gaulois et les chevaliers c’est intéressant mais pourquoi ne pas apprendre sur les histoires de ancêtres d’ici aussi ?

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