Colombie

Gardienne des semences

En mars, Alba Calvache et deux de ses compagnons ont parcouru l’Europe pour populariser leur combat contre les trusts semenciers qui, s’appuyant sur le traité de libre commerce entre Colombie et États-Unis, cherchent à rendre illégales les graines paysannes.

L’œil est à la fois aiguisé et affectueux. Sur la table de la salle à manger du mas de Granier, coopérative Longo Maï installée dans la plaine de la Crau (Bouches-du-Rhône), Alba examine les échantillons de blés anciens qu’on lui tend. Bolo, expert autodidacte, cherche pour elle leurs noms latin, français, espagnol, inscrits dans un cahier d’écolier. La jeune femme vient du département de Nariño, à l’extrême sud-ouest de la Colombie. Si elle voulait emporter chez elle quelques-uns de ces épis, il faudrait les faire passer en contrebande, comme dans un film de science-fiction mettant en scène un futur totalitaire.

Par Samson.

Fille de paysans, Alba est la porte-parole des Guardianes de semillas de vida1 en Colombie. Apparu en Équateur, ce réseau de sauvegarde de graines traditionnelles est aux avant-postes de la mobilisation contre la résolution 9.702, qui met hors la loi toute semence non brevetée. « Je continue à semer, bien que j’habite actuellement dans la ville de Cali, raconte Alba. C’est un choix que nous avons fait, malgré mon peu de goût pour la vie urbaine. En ville, on théorise trop et on n’agit pas assez. Dans notre réseau, basé sur l’amitié et la confiance, il y a des paysans gardiens, des citadins avec leurs circuits courts de distribution, mais aussi des agriculteurs désirant revenir à un mode de production agro-écologique. Nous produisons, distribuons et certifions nous-mêmes les graines sauvegardées. »

En 2010, le président Santos a vendu le Traité de libre commerce (TLC) aux Colombiens avec cet argument : « Il apportera un demi-million de postes de travail d’ici cinq ans. » Il n’en fut rien. De son côté, Obama promit à ses électeurs d’inonder le marché sud-américain en pleine expansion de biens et services provenant majoritairement des États-Unis. Et pour cela, il serait sans pitié dans « la lutte contre la piraterie ». Et il ne s’agit pas seulement d’intercepter les copies frauduleuses des CDs de Beyoncé ou du dernier film des frères Coen, mais aussi les graines non homologuées. Trois trusts semenciers dominent 70 % du marché mondial : Monsanto, Syngenta et Dupont, qui considèrent toute utilisation ou échange de graines traditionnelles comme une concurrence déloyale ou une violation de la propriété intellectuelle. Cela prêterait à rire si Washington, puis Bogota, et bientôt Bruxelles, ne leur donnaient raison, et surtout, ne fournissaient les armes légales pour imposer cette folie. « Avec ce traité, les petits paysans vont disparaître ou s’endetter, puis devenir les employés des trusts, dépendant non seulement de leurs semences, mais aussi des pesticides et des engrais chimiques qui vont avec. » Entre 2010 et 2012, avec la résolution 9.70 en main, les forces de l’ordre et l’Institut colombien d’agriculture (ICA) ont détruit plus de 4 000 tonnes de graines créoles. Les amendes pour possession de semences non certifiées peuvent atteindre jusqu’à 1 500 fois le SMIC local. S’il ne paie pas, le contrevenant encourt jusqu’à huit ans de prison. Persécution des paysans, extinction des variétés autochtones : la guerre aux vivants est déclarée au nom du libre-échange.

« Pour nous, la vie aux champs, c’est la liberté : pauvres, mais sans patron. L’existence y est dure, mais l’air est pur, la nourriture saine, les liens entre les gens plus forts. Pourtant, quand un fils de paysan va étudier en ville, on lui enseigne que réussir sa vie, c’est tourner le dos à la terre et devenir médecin, professeur, ingénieur. L’académisme a fait beaucoup de mal aux cultures populaires. Pour les citadins, paysan est synonyme d’ignorant. Et ce préjugé a fait son trou jusque dans l’esprit des gens de la campagne. Voilà pourquoi une agricultrice dont plusieurs dizaines de sacs de riz venaient d’être détruits par la police s’excusait presque : “Nous ne savions pas que nous faisions quelque chose de mal.” » Avec la 9.70, sélectionner la meilleure part de sa récolte pour semer à nouveau ses champs la saison suivante, geste ancestral s’il en est, devient illégal. Les trusts imposeront leurs semences prétendument « améliorées » (dont les OGM), alors que les nôtres ont été améliorées par des millénaires d’expérimentation ». En Colombie, plus de trois millions de paysans pratiquent encore cette sélection empirique et troquent leurs semences de riz, de blé, de maïs… « Ma mère peut passer des heures à regarder pousser ses plants de yucca ; et moi aussi. Mon père se moque de nous : “Assez rêvé, au travail !”, plaisante-t-il. »

Depuis trois ans, la résistance au TLC gagne en intensité : en octobre 2012, vaste mobilisation indigène contre les effets du traité et les trusts miniers ; puis en mars 2013, grève des producteurs de café – depuis l’entrée en vigueur du TLC, l’ensemble des exportations ont chuté de 13 % et aujourd’hui la Colombie importe même une partie de son café ! En septembre 2013, une grève nationale des paysans a paralysé le pays pendant 21 jours, suivie de près par une nouvelle mobilisation indigène en octobre. Une grève générale est annoncée pour avril 2014.

Pour calmer les esprits, l’ICA a gelé l’application de la 9.70. « Nous ne prétendons en aucun cas contrôler ce que vous appelez les “semences créoles” et tout ceci n’a rien à voir avec une volonté de limiter la souveraineté et l’autonomie alimentaire des communautés », veut rassurer l’institut dans une lettre à l’ONG Grupo Semilla. Selon la bureaucratie agricole, la résolution servirait plutôt à contrôler les semences industrielles importées par les grands groupes.

Pourtant, Blanche Magarinos-Rey, avocate spécialisée dans la défense des graines traditionnelles, souligne que, malgré certaines concessions sur la forme, le paysan devra dorénavant solliciter auprès de l’ICA l’autorisation de réutiliser ses propres graines, et ceci avant chaque semis. Pour cela, il lui faudra prouver chaque année que sa production n’a pas excédé les quantités stipulées par la loi (sur cinq hectares maximum), et qu’il ne reste aucun droit de propriété intellectuelle dû à un tiers. D’autre part, il ne pourra plus donner, troquer ou vendre ses graines. Ce qui n’est pas du goût d’Alba et de ses compagnons : « Renier les graines traditionnelles, c’est comme renier ses propres parents. Une graine sans histoire est une coquille vide. Une semence, c’est la vie, c’est un patrimoine commun, une culture, une mémoire. Elle est notre aliment, mais aussi notre pouvoir. Celui qui possède les semences et la terre a aussi le pouvoir, et nous ne pouvons permettre qu’il soit exclusivement entre les mains de quelques-uns. »

Libre commerce et guerre au vivant

Par Caroline Planche.

On aurait tort de croire que la brutalité des méthodes yankees dans les campagnes colombiennes n’est qu’un phénomène lointain dû à des relations néocoloniales : en sourdine, la même logique est à l’œuvre ici en Europe. En France, « depuis 1961, un catalogue officiel dresse la “liste limitative des variétés ou types variétaux dont les semences et plants peuvent être mis sur le marché sur le territoire national”. D’outil de standardisation et de traçabilité, il est vite devenu outil de répression : aujourd’hui, il est interdit non seulement de vendre, mais aussi d’échanger les semences végétales non inscrites dans le catalogue.3 » Ce catalogue, créé sous Pétain, s’est enraciné à l’ombre de l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV). Au nom de la sécurité alimentaire, cet organisme exige des preuves de « stabilité, distinction et homogénéité » aux semences traditionnelles qui, sans brevet, seront renvoyées dans les limbes d’une semi-clandestinité potagère. Ces critères visent en fait à favoriser une production mécanisée et une distribution à grande échelle. Seuls les grands groupes ont les moyens financiers et l’appareil bureaucratique nécessaires pour accéder aisément au Saint-Graal de la certification, et donc de la « propriété intellectuelle », source de juteuses royalties. L’UPOV s’est révélé être un outil facilitant l’hyper-concentration de la production agricole entre les mains de Monsanto, Syngenta4 2 et DuPont. Lors de la signature de traités de libre commerce, les pays dominants imposent à leurs nouveaux « partenaires » l’adhésion à cette officine au service de l’industrie agrochimique5, alors que celle-ci œuvre clairement contre l’intérêt des paysanneries locales. La négociation en catimini autour d’un futur traité de libre échange entre les USA et l’UE fait planer les mêmes menaces. Bientôt, les multinationales pourront traîner les États devant des bureaux d’ « arbitrage » privés si elles jugent que certaines législations entravent leur libre expansion6. À terme, Monsanto & co pourraient ainsi imposer leurs OGM contre la volonté populaire et, avec eux, l’appauvrissement irréversible des patrimoines génétiques, des espèces végétales autochtones et, tout bêtement, de leurs saveurs.


1 Contact : rgsemillasdevida@gmail.com. Contact francophone : oscinta@yahoo.es.

2 Voir le documentaire Colombia 9.70, de Victoria Solano.

3 Voir CQFD n°94 et CQFD n°118.

4 Multinationale franco-suisse.

5 Allant jusqu’à faire croire qu’elle est obligatoire pour être admis comme membre de l’OMC.

6 Voir CQFD n°121.

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