Fralib

Gaffe à la charge de l’Éléphant

Ne comptez pas sur une multinationale pour vous encourager à monter une coopérative ouvrière. Surtout si elle a en projet de délocaliser votre usine vers des contrées au dumping social plus sexy. Mais faut-il vraiment demander la permission ? Chez Fralib, on se demande.

« Ce sont des mercenaires, leur boîte s’appelle Escort sécurité », grince un ouvrier en désignant les gros bras qui gardent l’entrée de l’usine. En ce jeudi 5 avril, il faut montrer patte blanche à quatre gorilles arborant un brassard rouge pour pénétrer sur le site. Malgré tout, l’ambiance est plutôt décontractée, même si les gars et les filles de Fralib savent qu’ils ne sont pas à l’abri d’un mauvais coup de leur direction. En novembre dernier, Angel Llovera, le taulier de la boîte, s’est pointé avec une vingtaine de vigiles pour prendre possession des lieux, en bousculant quelques salariés au passage. Depuis, le matin, « il vient au bureau accompagné de ses gardes du corps, comme un président ou comme un… grand voyou ! », persifle un des gars.

Depuis septembre 2010, cette usine de Gémenos (Bouches-du-Rhône) qui conditionnait thés et infusions aromatisés des marques Éléphant et Lipton, est le théâtre d’une longue guerre d’usure. D’un côté le propriétaire, la multinationale Unilever – Lipton, donc, mais aussi Sun, Dove, Signal, Cif, Amora… –, qui a décidé de fermer le site pour raisons économiques, et de délocaliser la production à Bruxelles (Belgique) et Katowice (Pologne). « Unilever affirme que nous ne sommes pas assez compétitifs, que nous coûtons trop cher. Mais ils ont organisé notre surcapacité en nous retirant des produits. Et Unilever, en 2010 et 2011, est largement bénéficiaire ! » explique Gérard Cazorla. Lui, il est secrétaire du Comité d’établissement (CE), dans le camp d’en face, celui des cent trois salariés1 qui tiennent la dragée haute au géant de l’industrie agro-alimentaire depuis plus d’un an et demi.

par Yohanne Lamoulère

Par deux fois, la justice leur a donné raison en retoquant les plans sociaux successifs de la direction. Ils attendent le rendu du troisième procès le 20 avril prochain, mais, pour le moment, les licenciements sont annulés. « Nous ne travaillons plus– il n’y a pas de matière première ! – mais nous touchons toujours nos salaires », précise l’un d’eux.

À ceci près qu’ils préféreraient bosser. Voilà pourquoi, au lieu de pointer sagement chez Pôle, ils ont élaboré un projet de reprise de l’activité sous forme de coopérative. « On veut relancer la production du thé Éléphant, une marque créée à Marseille il y a cent vingt ans. Mais pour cela, Unilever doit nous céder l’outil de production, ainsi que la célèbre marque », détaille Gérard. Une entreprise séduisante que la multinationale juge être « une impasse ». Depuis une salle du premier étage, où se tient l’assemblée générale (AG) hebdomadaire des salariés, on peut apercevoir l’intérieur du bâtiment à travers une fenêtre. En contrebas, les chaînes de conditionnement semblent en parfait état, prêtes à redémarrer au moindre coup sec sur le gros bouton On. D’ici, rien à voir avec une impasse ! L’air est encore chargé de l’odeur du thé aromatisé, alors que l’usine est à l’arrêt depuis plus d’un an. « Avant, on travaillait avec des arômes naturels, puis Unilever a tout fait remplacer par de la chimie, poursuit le secrétaire du CE. Si on récupère l’Éléphant, on rétablira des circuits courts avec des producteurs locaux de plantes aromatiques, on refera de l’arôme naturel. On a encore des gars qui ont le savoir-faire. » C’est le cas de François, cinquante-quatre ans, dont vingt-cinq à Fralib. Et qui n’a pas envie que ça s’arrête là : « Moi, prendre l’argent que propose Unilever et partir ? Mais je n’en veux pas, de leur pognon ! Ce que je veux, c’est du travail. Pour moi, et puis pour les minots, ceux qui arrivent derrière nous. Qu’est-ce qu’ils vont faire, comme boulot ? Toutes les usines ferment ! »

Après l’AG, tout le monde descend sur le parking, où on discute par petits groupes, un peu de tout… Des élections, notamment, car les Fralibs ont reçu tous les candidats. « Ceux de gauche, précise un barbu à lunette, car on a bien vu ce que ça donnait, avec la droite, avec Xavier Bertrand ministre du Travail ! » Tous sont persuadés que « si Sarko repasse, le lendemain, ici, on a les CRS ». Parmi les têtes d’affiche qui sont venues, c’est « Mélenchon qui a été le plus convaincant » mais, attention, « ils sont tous en campagne électorale ! On le sait, et on a tout enregistré, tout ce qu’ils nous ont promis. Celui qui est élu, on ira le voir le 7 mai ! On verra, s’il tient parole ! », garantit Jean-Marc, qui a déjà vécu la fermeture de l’usine du Havre (Seine-Maritime) en 1998. Cependant, leur situation délicate ne les poussera pas tous jusque dans l’isoloir. L’un d’entre eux confie ne plus voter depuis 1981 : « J’ai été trop déçu par les socialistes. Se faire avoir par la droite, on sait, c’est de bonne guerre. Mais par la gauche, ça troue le cul… »

Il est 15 heures passées quand des gars viennent prévenir Gérard : « Ils ne veulent pas laisser entrer l’étudiant, tu sais, celui qui fait une thèse sur les ouvriers. Il vient toutes les semaines, pourquoi ils ne le laissent pas passer ? Il est gentil comme tout, en plus, ce jeune… » Llovera, le patron, fait un excès de zèle. « On a le droit de recevoir qui on veut, mais ils font ça régulièrement, pour nous mettre la pression, pour nous pousser à la faute », lâche Gérard avant d’appeler leur huissier pour faire constater la situation. Un autre maugrée, suffisamment fort pour que les gars de la milice patronale entendent : « De toute façon, quand on aura décidé de récupérer l’usine, ils peuvent être cinquante, on la récupérera. »


1 Ils étaient cent quatre-vingt-deux au départ, mais certains ont accepté de partir avec l’épaisse enveloppe proposée par Unilever.

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