Tunisie : ça tremble dans le manche

Facebook contre Ben Ali

Cela fait maintenant un mois que la Tunisie vit au rythme des tentatives d’immolation par le feu, des manifestations spontanées et des appels à la grève nationale. Pour toute réponse, le régime du président Ben Ali n’a fait que hausser le niveau de la répression.
par Lasserpe

« Toute une génération descend aujourd’hui dans la rue car le marché de l’emploi ne promet rien d’autre qu’une place d’opérateur téléphonique », nous raconte Nedjma, étudiante tunisienne. Depuis la tentative de suicide, le 17 décembre, d’un jeune vendeur de légumes, à bout devant les tracasseries policières, s’immolant par le feu dans son village de Sidi Bouzid, la révolte contre le régime a gagné tout le pays. Les heurts avec les forces de sécurité ont fait une vingtaine de morts le 8 et le 9 janvier près de Kasserine suite à d’autres tentatives d’immolation par le feu dans cette ville et à Sidi Bouzid. On connaît les causes du mal tunisien : une opposition en grande partie noyautée par les islamistes, eux-mêmes instrumentalisés par le pouvoir, une jeunesse, certes diplômée, mais aussi confrontée au chômage et infantilisée par le verrouillage de la société, une économie de services aux mains de quelques grandes firmes, en particulier françaises, adoubées par le clan Ben Ali pour le seul profit de celui-ci.

Ce qui change dans le mouvement de contestation actuelle, semble- t-il, c’est la volonté du peuple tunisien de ne plus plier même en face d’une répression féroce. Si le blackout fut total sur les médias tunisiens, Facebook a servi de mode d’information sur la révolte de décembre. « On utilise des proxys pour diffuser des vidéos », explique Nedjma à CQFD. Alors que le bilan est déjà de trois morts le 3 janvier, un appel national à la grève est lancé dans les lycées par Internet. Une cyberguerre entre des groupes d’activistes et la censure de l’Agence tunisienne d’Internet (ATI) est en marche. Nabil, étudiant en France, nous explique comment il suit fébrilement ce qu’il appelle déjà une révolution. « La Tunisie, il ne s’y passe d’habitude jamais rien ». Depuis le 19 décembre, il ne décroche plus de Facebook, mis à part pour sauter en l’air. Ceci malgré « les ciseaux d’Ammar », du nom d’un ancien ministre de l’Intérieur puis des Communications de sinistre mémoire. Malgré le danger d’être compté comme opposant, il échange avec d’autres internautes ses impressions sur son pays : « Ben Ali a confisqué le pouvoir et avec sa femme, ils confisquent toute l’économie. »

Toutefois, le 30 décembre, grande première sur la chaîne privée Nessma TV, un tiède plateau d’avocats et de personnalités évoque les évènements. Dans le même temps un brouillage Internet a été effectué. Cette fausse soupape ne suffit pas car, après le limogeage du gouverneur et de plusieurs ministres, le pouvoir paraît aux abois. Nedjma souligne « que la chaîne télé est possédée en partie par Berlusconi et Tarek ben Ammar, un proche du pouvoir. »

Le débat s’est contenté de jouer sur l’émotion du suicide par le feu : « C’était trop superficiel, pas sur le fond. Ils ont fait porter le chapeau au Wali, le gouverneur de Sidi Bouzid. » Un avis partagé par le journaliste Taoufik Ben Brik, maintes fois emprisonné par le pouvoir pour ses prises de position, qui affirme que c’était une émission autorisée. En France, les médias tardent à relayer l’information préférant se concentrer sur les chutes de neige, la Côte d’Ivoire ou « l’épuration religieuse » frappant les coptes d’Égypte. Les opposants à Ben Ali invités sur les plateaux radio et télé sont tièdes ou à la solde du pouvoir. Nedjma ajoute à propos de l’intervention de Ben Ali à la télévision nationale : « C’est complètement schizophrénique qu’il vienne en parler puisque aucun média officiel n’avait fait mention des émeutes. » Si la télévision a passé des chansons, sur Twitter les émeutes scandent un autre rythme.

Une amie d’origine tunisienne nous apprend que les conversations téléphoniques avec sa famille demeurant au pays ont pris un tour étrange : à ces questions, on lui répondait par messages codés parlant de « nuages verts qui s’amoncellent dans le ciel. » Par ailleurs, les « histoires » se répandent dans les rues des villes tunisiennes comme celle évoquant la présence du président au chevet du premier immolé, officiellement décédé le 4 janvier : en fait, il s’agirait d’un acteur recouvert de bandages, le sacrifié volontaire étant mort depuis bien longtemps. Quand tout un pays s’enflamme et qu’aucune information ne le traduit, la schizophrénie trouve le canal de la rumeur et des réseaux sociaux pour ne pas déprimer. Nedjma est ainsi accrochée à son « mur » Facebook. «  Le collectif Anonymous qui a soutenu Wikileaks a lancé des cyberattaques contre les sites du gouvernement », se régale-t-elle. Mais le pouvoir ne reste pas l’arme au pied et le principal site d’opposition Nawaat a été purement et simplement éradiqué du paysage virtuel tunisien par des hackers professionnels stipendiés par le régime. L’ATI a également mis en place un système assez sophistiqué lui permettant d’enregistrer les mots de passe et les identifiants de connexion des internautes quand ils vont sur Google ou Facebook. Enfin, le 6 janvier, plusieurs blogueurs militants en faveur de la liberté d’expression parmi les plus influents de Tunisie ont été arrêtés par la police et mis au secret dans les locaux du ministère de l’Intérieur. Où comment passer du cyberespace à six mètres carrés...

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