Emprise administrative et industrielle

Face aux normes, « reconstruire une culture de lutte commune »

Si l’agriculture était avant-guerre le secteur d’activité le moins encadré, il est désormais celui qui est le plus réglementé et contrôlé. Sous couvert de traçabilité et de protection des consommateurs, de nombreux paysans refusant de se plier aux exigences de l’agriculture industrielle se trouvent harcelés et réprimés par une administration toujours plus intrusive. Entretien avec Claude, membre du Collectif d’agriculteurs et agricultrices contre les normes, qui rassemble des paysans combattant la mise au pas administrative et industrielle.
Par Baptiste Alchourroun.

CQFD : Quand et pourquoi s’est formé votre collectif ?

« En mai 2017, l’éleveur Jérôme Laronze est abattu par des gendarmes après avoir été harcelé par l’administration. Il refusait de se plier aux normes de traçabilité et en a payé le prix fort. Soit une lourde pression gendarmesque : dès 2016, les uniformes se déplacent en nombre lors des contrôles agricoles menés sur son exploitation. C’est à la suite d’une énième visite surprise des contrôleurs et des pandores que Jérôme part en cavale. Quelques jours plus tard, les forces de l’ordre lui mettent la main dessus – il est en train de dormir dans sa voiture. Et elles l’abattent de trois balles dans le dos alors qu’il tente de s’enfuir [lire l"Un paysan est mort" dans le dossier du n°163 de CQFD.].

Depuis sa mort, la famille de Jérôme organise chaque 20 du mois une veillée à Mâcon. Traumatisés par ce drame, nombres d’agriculteurs y assistent régulièrement. Au fil des discussions, certains d’entre eux se sont rendus compte qu’ils partagent la même réalité que Jérôme : ils subissent une intense pression administrative visant à les “ mettre aux normes ”. La différence, c’est que lui n’a rien lâché. Et que, trop seul face à ces violences institutionnelles, il en est mort…

Le collectif est ainsi né de ce constat que nous sommes de plus en plus nombreux dans les fermes à endurer un véritable harcèlement réglementaire et judiciaire. Avec à la clé des contrôles à répétition, des saisies de troupeaux, des interdictions de vente sur les marchés, des sanctions financières, voire des internements. Face à cette mise au pas bureaucratique, nous avons donc commencé à organiser des rencontres publiques pour comprendre où cette vie administrée nous menait et, in fine, comment refuser les contrôles agricoles. »

Pourquoi cette emprise normative est-elle si forte dans le monde agricole ?

« En 1992, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) incite l’Europe à abandonner toute forme de protectionnisme. Il s’agit notamment de satisfaire les empires agroalimentaires, qui se sont constitués depuis l’après-guerre grâce au soutien public et qui réclament désormais la libéralisation du marché agricole international. Ils obtiennent gain de cause. Et cela s’accompagne de l’institution de strictes normes sanitaires et environnementales, lesquelles constituent le seul biais de régulation et d’orientation de l’État sur l’agriculture qui soit valable aux yeux de l’OMC.

Sous couvert de santé publique et de protection de l’environnement, les services étatiques, de concert avec les industriels, imposent alors à tous les agriculteurs une réglementation très stricte. Le problème, c’est que celle-ci sert les intérêts de l’agro-industrie, et non ceux des paysans. Les industriels ont beau jeu de prétendre que toutes ces normes permettent une traçabilité des denrées alimentaires, de leur production jusqu’à la vente au consommateur. Mais en réalité, chaque nouvelle réglementation sert avant tout à pousser à la modernisation des exploitations, et à mettre de côté ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas suivre. On assiste ainsi à une concentration capitaliste des fermes et à une diminution effarante du nombre d’agriculteurs. Quant aux paysans, ils se retrouvent de plus en plus dépossédés d’un métier se résumant désormais à un ensemble de procédures standardisées. À terme, l’objectif des industriels est la mise en place de fermes robotisées, bio ou pas, grosses ou petites, où les agriculteurs ne seraient que de simples intendants.

En somme, les normes sanitaires et environnementales en vigueur ne sont que le miroir aux alouettes d’une prétendue qualité des aliments permettant de faire passer la pilule de l’industrialisation à marche forcée de l’agriculture. Le plus dingue, c’est que cet arsenal de réglementations et de procédures industrielles n’a nullement permis d’éviter le scandale de la vache folle, des lasagnes de cheval ou du lait pour bébé contaminé à la salmonelle. Quelque vingt ans de réglementations visant à “ maîtriser ” les pollutions d’origine agricole n’ont pas non plus empêché que la prolifération d’algues vertes sur les plages bretonnes atteigne un nouveau record en 2017. »

Comment cette normalisation industrielle se traduit-elle au quotidien dans votre travail ?

« Il y a tout d’abord les normes concernant la traçabilité – elles sont innombrables et s’immiscent partout dans notre travail. Nos animaux doivent être enregistrés, munis de papiers d’identité, bouclés et vaccinés. Chaque naissance, déplacement ou mort d’animal doit être déclaré à l’administration sous sept jours. De même, toutes nos semences doivent être certifiées et nos cultures répertoriées. Nos parcelles agricoles sont photographiées par satellite, sans exception. Et le moindre mètre de haie, arbre isolé ou ruisseau se trouve mesuré et notifié. Nos ateliers, conserveries et véhicules doivent être agréés, et nos fromages, légumes ou viandes ont obligation d’être analysés, tracés, étiquetés. Enfin, notre comptabilité, nos revenus ou déficits sont scrupuleusement contrôlés. Et si on ne se plie pas à cette réglementation, les sanctions tombent – pour certains, cela va jusqu’à la suppression des primes et subventions (ce qui signifie ne presque plus percevoir de revenus).

La situation actuelle des paysans est tellement désespérée que la MSA [Mutualité sociale agricole, la Sécu du secteur agricole] a mis en place un “ protocole suicide ”. C’est un sujet tabou, mais il faut savoir que les agriculteurs français se suicident trois fois plus que les autres professions... Tout un dispositif de suivi avec les gendarmes et les différents services a donc été mis en place : à la moindre fragilité économique ou familiale, au moindre énervement téléphonique avec une administration ou petite révolte face à un contrôle agricole, des signalements et évaluations sont effectués. Ils peuvent amener à l’ouverture d’un dossier ou à un internement de force.

Enfin, cette normalisation industrielle va de pair avec un incroyable mépris institutionnel. Récemment, l’administration a ainsi interdit à la vente l’ensemble des brebis d’un éleveur membre du collectif. Simplement parce que ce dernier n’était pas au courant qu’il devait remplir la seconde colonne d’un tableau de concordance entre divers types de boucles – ses bêtes sont pourtant identifiées dans les règles. Autre exemple, un petit maraîcher de la Loire travaillant sur les marchés a, il y a peu, écopé de 340 € d’amende car ses étiquettes indiquaient “ Origine Loire ”, et non “ Origine France ” comme le veut la réglementation... »

Face aux dérives inhérentes au capitalisme industriel, n’existe-t-il quand même pas des réglementations qui permettent des pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement et des animaux d’élevage ?

« Pour être labellisé “ Agriculture biologique ”, le paysan est obligé de se soumettre à un cahier des charges très contraignant, lui aussi aux mains de quelques businessmen : près de la moitié du marché bio français appartient déjà à des groupes industriels. Le label est de toute façon mensonger par essence : l’idée même de suivre un cahier des charges relève déjà d’une pensée industrielle qui norme la production. Sans compter qu’il produit l’illusion chez le “ consomm’acteur ” d’avoir prise sur son alimentation, alors même que les producteurs se sont fait déposséder de toute forme d’autonomie…

La maltraitance animale ayant tout particulièrement l’attention du grand public, la question du bien-être des bêtes est pour sa part largement utilisé par l’agro-industrie. Là encore, elle s’en sert comme prétexte pour imposer de nouvelles normes. C’est très commode, puisque que la réglementation en termes de bien-être animal n’interdit en rien la logique concentrationnaire propre aux pratiques agricoles industrielles. Un exemple parmi mille autres. À partir de 2020, les éleveurs ont obligation de prévoir un petit parcours en plein air pour les poules de batterie. Elles seront toujours entassées par milliers les unes sur les autres, mais l’emballage sera un peu plus aguichant. Par contre, le surinvestissement imposé laissera les plus petits sur le carreau, concentrant toujours plus la production.

A contrario, ne pas utiliser d’antibiotiques, et préférer soigner ses animaux par la phytothérapie, ou refuser le bouclage électronique sont des pratiques désormais considéré comme de la maltraitance lors des contrôles… Au final, ce concept de bien-être animal, qui n’a rien à voir avec l’attention que les éleveurs portent à leurs bêtes dans une relation d’intérêts communs, est une image publicitaire qui sert avant tout à légitimer le système agricole industriel. »

Quelles résistances collectives déployer face à cet acharnement réglementaire ?

« Après des rencontres publiques en octobre, puis janvier dernier, nous avons créé des groupes locaux dans le Morbihan, en Saône-et-Loire, Anjou, Ariège, Auvergne et dans la Drôme. En nous inspirant du groupe Faut pas pucer , très actif dans le Tarn, l’objectif est de mettre en place un réseau de soutien et d’intervention collective en cas de contrôle agricole. Le contrôle, c’est un moment symbolique fort, où les injonctions sont réelles et où les sanctions tombent régulièrement. Accueillir à plusieurs les services vétérinaires, l’Agence de services et de paiement (qui verse les aides et les primes), l’Établissement de l’élevage (qui gère l’identification des animaux) ou encore la répression des fraudes permet de rompre l’isolement de tout un chacun face à l’administration.

Les contrôles culpabilisent les paysans et sont perçus comme une honte dans le milieu agricole : ils te stigmatisent en tant qu’agriculteur qui travaille mal. Et les paysans ne se soutiennent pas beaucoup les uns les autres car ils ont peur d’être à leur tour contrôlés…Nous voulons libérer la parole et affirmer que ce n’est pas à nous, mais bien à l’État, d’avoir honte. Il utilise la traçabilité pour s’affirmer comme garant de la sécurité alimentaire, alors que c’est lui-même qui est à l’origine de l’industrialisation de l’agriculture et de ses dérives sanitaires et écologiques !

Enfin, nous sommes en train de mettre au point un guide d’autodéfense agricole, qui devrait paraître prochainement. En partant de nos expériences de vie paysannes, nous tentons de reconstruire une culture de lutte commune et de renouer avec une certaine conflictualité que le syndicalisme agricole a abandonnée. »

Une délégation de votre collectif est partie le 10 février rencontrer celles et ceux qui cultivent les terres et élèvent des animaux sur la Zad de Notre-Dame-Des-Landes...

« Nous nous sommes en effet rendus sur la Zad pour échanger entre paysans. Et notamment pour discuter, sur la base de ce que nous vivons dans nos fermes, du nécessaire maintien d’un rapport de force permettant d’éviter la normalisation envisagée des habitats, des activités agricoles et des rapports sociaux de la future zone. Le risque est de laisser s’instaurer une logique qui verrait ces “ expérimentations ” se faire normaliser une par une, et ce sans expulsions spectaculaires. Pour l’empêcher, le mouvement contre l’aéroport doit se saisir de la lutte contre l’administration des vies agricoles.

Le combat sur place et les comités de soutien réactivés après cette bataille gagnée peuvent éviter que les services des ministères ne mettent leur nez dans les différentes activités en cours sur la Zad. On l’a vu avec l’expérience du Larzac : une entité juridique collective ne suffit pas à se protéger de la réglementation étatique et de la normalisation industrielle. En allant sur place, nous voulions donc dire aux zadistes : ’’ Nous avons besoin les uns des autres pour amplifier le rapport de force. ’’ La confiance et les solidarités doivent se construire au ras de nos réalités, autant entre agriculteurs qu’avec celles et ceux qui mangent ce que nous produisons. La vie agricole autonome à toujours dû lutter collectivement, c’est l’une de ses conditions. »

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