Athènes : anars et squats solidaires face à la question « réfugiés »

Exarchia sous pression

Second volet de notre diptyque consacré à la situation migratoire en Grèce1, où l’arrivée des réfugiés et la « mafia » ont bouleversé le quartier militant d’Athènes.
Photo Daphné Lorin

Mai 2018. Exarchia se tend. Pas une première, mais cette fois ce n’est pas contre la police. À la nuit tombée, une quarantaine de cagoulés costauds chassent les vendeurs à la sauvette qui se sont multipliés sur la place centrale, Platia. «  On assiste à des pogroms. C’est la quatrième fois en dix jours qu’ils se font brûler leur stand et tabasser », tance Lily.

Revendeurs de clopes, étals à l’arrache, deals en tous genres : selon certains, les réfugiés seraient le pont avancé de la « mafia ». Les premiers éliminés aussi. « Les gens se focalisent sur les réfugiés parce que Platia est bordélique. Ils oublient vite le business tenu juste avant par les Albanais. La mafia a juste changé de main-d’œuvre. Et baissé le coût du travail », ajuste Vlad’, un brin cynique.

Une fois l’ancienne clique de revendeurs évincée, les débarqués syriens, maghrébins et kurdes ont donc repris la place. Peu à perdre à défaut d’avoir beaucoup à gagner, ils s’écharpent parfois pour un bout de territoire, un stand. Cette situation chaotique atteint les squats alentour qui les hébergent, et parfois les organisations politiques qui les (sou-)tiennent.

« Il y a eu trop de bordel ces derniers mois. On essaie de nettoyer ça  », lance, lapidaire, Yanis, vieux militant de Nosotros (un centre social autogéré), à la manœuvre dans les ouvertures de lieux pour réfugiés en 2016, désormais attelé à la réfection d’une pizzeria. « Nettoyer  »… Le terme fait un peu froid dans le dos, mais c’est une vieille antienne dans le quartier.

« Nettoyer », c’est autogérer ?

L’histoire remonte à quelques années, à l’époque où l’héroïne débarque dans le secteur. Une peur panique, devenue trauma de quartier, s’ancre alors : la fin du quartier militant serait pour bientôt, sous les coups coordonnés de l’État et des mafieux, avec la drogue comme fusil d’assaut. En réaction, les premiers groupes anti-mafia, quelques antifas et hooligans énervés, jouent des muscles, parfois plus, contre un ou deux dealers et, au passage, des junkies, pour « nettoyer » le quartier, déjà.

L’héro s’efface, mais en mars 2016, un militant d’un bar autogéré est poignardé (et gravement blessé) par un dealer. Quelques jours plus tard, 1 500 personnes défilent de nuit, avec un service d’ordre ultracarré, des flingues brandis en tête de manif. Un quadrillage façon IRA avec des groupes en faction devant des lieux réputés « tenus par la mafia » et interdits le temps d’un soir. Vestige de ce tournant, le slogan d’une banderole trône toujours sur Platia : «  Mafia, dealers, capitalistes ! Tous dans une même main. » Le dealer est lui-même tué quelques semaines après la manif. La lutte anti-mafia se durcit, durablement.

Escalade de la violence, baisse d’affluence aux manif suivantes, les plaies seront profondes. D’autres militants tenteront bien d’occuper le terrain par d’autres actions, mais ils butent sur cette fuite militante et l’occupation 24 heures sur 24 de Platia par l’économie de la débrouille.

Haro sur le quartier

«  Depuis des mois, Exarchia fait la Une des journaux. Lieu de tous les vices, de la criminalité... Des reportages en caméra caché scrutent les vendeurs de cigarettes et le bordel sur Platia. On prépare la population à en finir  », énumère Eleni, de Nosotros, investie à Notara, le plus vieux squat de réfugiés du coin. Derrière elle, la rue Thémistokleous et ses hommes à l’ombre des arcades, souvent venus d’Arachovis, un squat de célibataires au centre des conversations et rumeurs sur les violences des derniers mois. Arachovis, surtout, serait devenu la proie des trafiquants, voire des djihadistes. « Même moi, je ne me sens plus toujours sereine ici, concède Kini, proche du groupe anar Rouvikonas. Syriza utilise soigneusement la situation et les divisions du milieu, en multipliant les poursuites en parallèle contre nos militants. »

Pas étonnant pour Kharis, même si, d’après lui, le discours a changé depuis peu. « Il y a un an et demi, la propagande se focalisait sur le “ bahala ”, figure du délinquant-émeutier. C’était une propagande fine, de Syriza, pour créer une scission en opposant les bons – Rouvikonas, Alpha Kappa... – et les mauvais anarchistes – insurrectionnalistes, hooligans... Et ça marchait. Là, c’est le retour d’une propagande assez stupide des médias conservateurs, avec une dénonciation hyper caricaturale d’Exarchia, repaire à délinquants. ça pourrait ressouder des parties pourtant très divisées du mouvement. » Optimiste.

Plus qu’Eleni, qui nous parle d’un article paru tout récemment dans la presse : « Il reproduit une adresse au procureur faite après une pétition signée par 400 habitants pour exiger l’intervention de la police. Si le procureur n’intervient pas cette fois, il se décrédibilise. » Banco. Début juin, la police déboule en masse sur Platia, arrête nombre de réfugiés. Sans réaction.

« Culture humanitaire »

12 juin. Dans la nuit, Arachovis, le squat de célibataires qui fait (mal) parler de lui, est vidé sans ménagement par un groupe armé. Coups de crosse, papiers et affaires en prise de guerre. Une tentative avortée de placer des familles kurdes en lieu et place des évacués syriens et maghrébins est même lancée. Ambiance.

Une assemblée à l’école polytechnique conduit les réfugiés et une majorité de groupes autonomes à réoccuper le bâtiment. Deux jours de conflits et de nombreux textes suivent. Certains détaillent les turpitudes de la lutte « réfugiés » – notamment la professionnalisation rampante du gardiennage de certains squats liés à Alpha Kappa, au fur et à mesure des départs des militants solidaires. Des abandons qui ont creusé « le fossé avec les résidents, seuls ou presque du jour au lendemain ». Dans les squats, la lente dégradation de la situation tiendrait notamment à une «  culture humanitaire et de bénévolat, facilitée par le déracinement des migrants, qui a créé une forte dépendance  » envers certains leaders militants et nourri la division entre (mauvais) célibataires et (bonnes) familles de réfugiés, quand le contrôle sur les squats est devenu plus difficile – les familles étant « plus calmes, malléables, et façonnant une image socialement plus acceptable ».

Cette situation de dépendance et la faible intégration des réfugiés au mouvement serait aussi liée à la « position de groupes ayant volontairement bloqué toute politisation des lieux-réfugiés ». Le va-et-vient n’a rien arrangé : en moins de trois ans, pas moins de 6 000 réfugiés seraient passés à Notara. Autant dire que les militants d’Alpha Kappa et les anciens y sont forcément devenus incontournables.

Mais à tenir ouvertement « les lieux », ils génèrent aussi des conflits, quand ceux qui y vivent mettent finalement en question leur patronage.

Rendez-vous à Kukaki

Sur toutes ces embrouilles, Kharis en connaît un rayon. Mais depuis un moment, il est sorti d’Exarchia. On le retrouve sur les collines de Kukaki, derrière l’Acropole. Soleil brûlant, pelouses à moitié calcinées, devant nous le plus bariolé de trois squats ouverts depuis un an. Le «  nouveau phare de la lutte » sourit Kharis, l’air bravache. Sortie elle aussi du chaudron pour ce quartier cosy, baraques proprettes et tissu militant à pleurer, Lily a eu plus de mal : « C’était bizarre de se retrouver là. C’est pas mon monde, ça a pris du temps.  » Comme d’ouvrir la « Maison bleue », sa laverie gratuite et sa bibliothèque, troc de fringues et jardin partagé. Ce que le quartier comportait de pauvres, de jardiniers, de femmes de ménages et d’étrangers a rappliqué. Les discussions ont fusé, les besoins, les envies. Plusieurs réfugiés vivent dans les lieux et à l’été, des détenus poursuivis après une émeute au centre de rétention de Petrou Ralli les ont rejoints. La cohabitation reste complexe mais l’implantation s’ancre.

Le « mouvement est plus désuni », avance Kharis. Et beaucoup considèrent, à l’image de Vlad, avoir été « les bouffons de Syriza, qui nous a laissé régler le problème des réfugiés, tout en tablant sur le bordel à Exarchia pour en récolter les fruits ». Mais il y a une autre face, plus positive, aux embrouilles à répétition : «  Chacun s’est redéployé sur ses trucs ou dans d’autres quartiers. On ne se parle plus mais c’est redevenu plus constructif », estime Eleni. Et si Exarchia a perdu en centralité dans l’affaire, le mouvement anarchiste, comme le soutien aux réfugiés, là comme ailleurs, sont loin, très loin, d’être morts pour autant.

Texte de Sergeï Bonicci - Photo de Daphné Lorin

1 Lire « Anarchistes et réfugiés au cœur du chaudron athénien », CQFD n° 168, septembre 2018.

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