Enfermé dehors

Matoub, la quarantaine, vit en France depuis une dizaine d’années. Il bosse au black, encaisse son salaire sous un nom d’emprunt, sous-loue son logement. Il s’est mitonné une vie discrète pour se faufiler entre les rafles. À la terrasse d’un bar, il se raconte sans crainte à CQFD. En forme de monologue.

« QUAND JE SUIS PARTI de mon village de Kabylie, en 2001, je n’étais plus un enfant depuis longtemps. Après quelques études techniques, j’étais au chômage et sans cesse occupé à filer la main pour le potager, la famille, les voisins. Mais, surtout, j’avais envie de voyager, de vivre autre chose, de voir le rêve européen, comme on disait. Mes parents, avec qui je vivais, étaient contre. J’ai mis du temps à rassembler un peu d’argent, pour payer le visa et le voyage et pouvoir tenir quelques mois en France. À cette époque, les restrictions de visa prises depuis 1993 par les gouvernements algériens et français avaient été allégées. On s’est embarqués, un ami et moi, comme touristes, avec l’idée de ne pas rentrer au pays. Ce n’était pas trop difficile pour moi : mon père avait une carte de résident –il a passé sa vie en France à travailler sur des chantiers– et mon frère vivait déjà légalement à Paris. Je suis resté quelques semaines chez lui, puis j’ai rencontré des amis avec qui j’ai trouvé un logement en sous-location. Le boulot est venu par le bouche-à-oreille : petits travaux de maçonnerie, déménagements, toujours au black bien sûr. C’est six mois après mon arrivée que je suis vraiment devenu un clandestin. C’est plus qu’une situation, c’est un sentiment très particulier. Tu gamberges sans cesse, à tes gestes, à te régler sur les autres, à éviter certains endroits, certaines heures. Te faire remarquer par les flics, c’est très souvent une question d’état d’esprit qu’ils peuvent percevoir dans ta manière de te tenir, dans ton regard lorsque tu les croises. Une fois, c’était en 2005, une voiture de police est passée devant moi alors que j’attendais le bus au milieu de la foule. Sur le moment, j’ai su qu’ils allaient me contrôler. J’ai fait trois heures de garde à vue avant d’être relâché, situation impensable aujourd’hui. Depuis deux ou trois ans, j’ai plus confiance en moi. Grâce à mes longues observations, j’ai appris à me fondre dans le comportement de monsieur-tout-le-monde. Pour moi, finalement, toutes les mesures

par Samson

contre les sans-papiers, les rafles, les expulsions, n’ont pas changé grand-chose. Même si je n’oublie jamais que je suis ici un clandestin, je ne me sens pas différent des autres. Et puis, j’ai un caractère paisible, je cherche des problèmes à personne, j’imagine même des arrangements, comme lorsque j’ai demandé à mon patron que mon salaire, un peu plus élevé du fait de mon expérience, soit aligné sur celui des autres employés.

Partir de Kabylie, ça voulait dire, pour moi, être libre. La société musulmane ne me convenait pas. Au village, j’habitais chez mes parents pour ne pas être mal jugé par la famille et les voisins. Rencontrer une femme signifiait obligatoirement se marier. Ici, je m’en sors tout seul et j’en suis fier. J’ai changé de vie même si je savais dès le départ que je prenais des risques, ceux de la galère, de l’arrestation et d’un retour forcé, et humiliant, au pays. Bien sûr qu’entre ce que j’imaginais à partir de ce que montre la télévision et la réalité que je vis, il y a d’énormes différences. Mais je ne suis pas déçu. Je m’invente plein de projets. Au cas où je pourrais déposer un dossier de régularisation puisque j’ai entendu dire que c’était possible pour les Algériens réussissant à prouver, avec des certificats médicaux par exemple, dix années de résidence en France. Me marier pour obtenir la nationalité ne m’intéresse pas. Ça me fait mal de mentir, ce n’est pas dans mon caractère. Quand je rencontre une femme, je ne lui parle pas de ma situation, parce que je me dis qu’elle pourrait en parler autour d’elle ou parce que ça lui ferait peur et qu’elle me quitterait aussitôt. Mes relations amoureuses sont donc toujours bizarres. Lorsque des idées noires arrivent, j’essaie de les chasser aussitôt. Je ne suis pas seul, je connais beaucoup de monde, des gens d’ici principalement parce que dans l’ensemble j’évite d’être avec des Kabyles. Même si je m’inquiète du futur, j’ai la certitude que je vais m’en sortir, que je vais vivre une belle relation sans forcément me marier, que la situation en général va changer. C’est très naïf mais je m’y accroche. De toute façon, je ne parle pas de ma situation de clandestin. Quand il ne s’agit pas d’histoires amoureuses, si je me sens en confiance, mais toujours avec prudence, il m’arrive d’en parler un peu et, souvent, je vois que les gens sont choqués par le fait que je risque à tout instant de me faire arrêter. Mes collègues de travail connaissent ma situation. Mon patron aussi, même s’il fait semblant de l’ignorer. Et de toute façon, je suis payé comme tout le monde. Retourner en Kabylie ? Mes parents, et surtout ma mère, me manquent. Je ne sais pas si j’y retournerai un jour. L’Algérie reste mon pays mais je me sens d’ici maintenant : je suis ému quand l’équipe de France gagne, je connais mieux la politique française que l’algérienne. J’ai fait un choix. Et si demain, je me fais arrêter, aussi étrange que ça puisse paraître, je n’aurais de reproches à faire qu’à moi-même… »

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