Quand l’Arménie faisait danser l’autocratie

« Emporté par la foule »

Alors que la guerre tonne dans le Haut-Karabagh, retour sur un pan beaucoup moins sombre de l’histoire de l’Arménie, la révolution du printemps 2018, en compagnie de Jean-Luc Sahagian, présent sur place à l’époque.
Par Maïda Chavak

« J’emmerde la géopolitique. » Voilà ce que m’écrivait Jean-Luc Sahagian dans notre premier échange de mails liés à cet entretien. Une manière assez claire d’indiquer qu’il ne se livrerait pas à de grandes explications détaillées sur les racines complexes du conflit opposant l’Arménie à l’Azerbaïdjan. Ça tombait bien : je voulais d’abord qu’il me parle de l’ouvrage qu’il a consacré à la révolution arménienne du printemps 2018, L’Éblouissement de la révolte1, témoignage sensible sur une séquence politique aussi inat tendue qu’enthousiasmante.

Au départ, il y a un pays enlisé, comme figé dans l’autoritarisme. « [Le président] Sarkissian était au pouvoir depuis dix ans, ayant succédé à d’autres hommes du même parti2 et toute cette bande semblait indéboulonnable », résume Jean-Luc Sahagian en début d’ouvrage. De cette situation figée émergent pourtant sans prévenir fin avril 2018 « les bruissements d’une multitude qui rêve », le basculement vers un autre possible, auxquels l’au teur et sa compagne ont participé. Un événement joyeux, presque miraculeux : « Nous avons eu la chance de vivre ces moments si rares où l’obéissance est morte, où la résignation quotidienne a soudain disparu. » À l’heure où l’Arménie tremble et encaisse, retour via entretien sur cette « Révolution de Velours » qui l’a profondément marquée.

« Si je suis d’origine arménienne, mes grands-parents ayant fui le génocide de 1915 pour Marseille, j’ai longtemps vécu loin de cette culture. Je me suis rendu sur place pour la première fois il y a une dizaine d’années et ça a été un choc. Je découvrais un pays à la fois familier et différent. Par exemple, les gens là-bas étaient beau coup moins hantés par le génocide que la diaspora en France. Et puis j’y ai rencontré l’amour, donc forcément ça m’a amené à y retourner régulièrement – notamment en avril 2018, en pleine révolution.

Pour ce séjour, je n’avais pas prémédité de tomber en pleine effervescence politique. Je savais qu’une certaine grogne s’exprimait par le biais de quelques personnalités publiques ayant organisé une marche de protestation, mais je la regardais avec méfiance, comme beaucoup d’Arméniens, qui ont des politicards une vision très négative. Et puis il y avait dans toutes les têtes le spectre de 2008, cet épisode où, après des élections truquées, de violentes manifestations contre le pouvoir avaient entraîné une répression causant une dizaine de morts. Tout le monde craignait que cela se reproduise.

Quoi qu’il en soit, je suis tombé à mon arrivée sur une Arménie en pleine effervescence. Le pays entier était mobilisé contre le pouvoir autoritaire du président Serge Sarkissian, à la tête du pays depuis dix ans. Cela n’avait pas grand-chose à voir avec les mobilisations dont j’avais l’habitude en France, puisqu’il n’y avait ni service d’ordre, ni bannières, ni drapeaux, etc. Simplement : les gens étaient tous dans la rue, avec des manifs sauvages sillonnant la capitale dans tous les sens et des barrages improvisés, tout cela dans une atmosphère de liesse. L’un des mots d’ordre de Nikol Pachinian (la figure emblématique de ce soulèvement, qui avait dû entrer en clandestinité après les événements de 2008), était simple : n’importe qui peut bloquer une rue, où il veut, même seul. Et le conseil a été suivi, ce qui a généré un bordel incroyable, “à l’arménienne”.

Tout cela ne concernait pas que la capitale, Erevan, mais tout le pays. Lors de ce séjour, j’ai pu me rendre compte qu’Achtarak (à côté d’Erevan) et Gumri (dans le Nord-Ouest), étaient également en ébullition. C’était vrai ment impressionnant, bouleversant, avec ce sentiment d’être parfaitement accueilli dans le mouvement, encouragé à le rejoindre. Jusqu’aux enfants qui prenaient part aux manifestations, criaient des slogans contre le pouvoir. Il y a une vidéo qui a beaucoup tourné sur les réseaux sociaux : elle montre les enfants d’une école primaire d’Erevan, âgés de 8 à 12 ans, qui participent pleinement à l’effervescence générale du lieu où profs et parents d’élèves sont rassemblés, jusqu’à exiger la démission de la directrice de l’école, une proche du pouvoir.

Au fond, ce qui m’a le plus marqué, c’est cette impression de prise de parole générale, concernant absolument tout le monde, des enfants aux vieillards. Et autour de nous, de ma compagne et de ses amis, il y avait cet ébahissement de voir le pays ainsi relever la tête, retrouver une fierté. Jusqu’ici la chape du pouvoir tenait, avec ce côté post-soviétique, des politiciens corrompus, des élections manipulées, et voilà qu’il y avait ce “surgissement”, que chacun tenait à emmener encore plus loin.

L’Arménie est un petit pays de trois millions d’habitants, presque une grande famille, et cela se ressentait. Une vidéo montrant un manifestant interpellant un flic en tenue anti-émeute d’un “Ashot, y a ta grand-mère qui manifeste avec nous” a ainsi énormément tourné.

Le pouvoir n’a pas tardé à vaciller. Il y a eu un débat télévisé avec Pachinian et Sarkissian, dans lequel ce dernier s’est fait très menaçant, laissant entendre qu’il allait mettre en œuvre la même répression qu’en 2008 ; mais dans sa colère, il a quitté l’émission avant son adversaire, lui laissant le champ libre pour exposer ses vues à tout le pays. C’était un moment important, parce qu’il dévoilait le gouffre entre deux personnalités que tout opposait, dont l’une irrémédiablement figée dans le passé soviétique. Au final, Sarkissian a démissionné. Et quand la chambre a refusé d’élire Pachinian à la présidence, les blocages ont très vite repris, dans une ambiance de grève générale, menant à un second vote victorieux. Quelques semaines avaient suffi pour abattre ce pouvoir. »

« Quand je suis rentré en France, j’étais subjugué par ce que j’avais vécu. Et il me semblait que je devais garder des traces de cette émotion avant qu’elle ne s’évapore. J’avais déjà commencé à prendre des notes sur un petit cahier, en Arménie, dans les moments de calme. En rentrant, il me fallait réfléchir sur la forme que je voulais donner à ces fragments. J’ai donc commencé à écrire un récit mélangeant des impressions, des portraits et une vague chronologie des évènements. Je ne voulais surtout pas prendre la posture détachée d’un spécialiste ou d’un journaliste. Il s’agissait plutôt de montrer que j’étais partie prenante de ce mouvement, un parmi tant d’autres. C’est pour cela que le travail sur la forme, que ce soit un récit ou un poème, me paraissait important pour rester au plus près de cette grande émotion collective qui nous avait tous transportés pendant ces journées. Voilà aussi pourquoi ce récit emprunte une forme parcellaire, éclatée, très subjective, parce que c’est comme cela que l’on vit ce type d’événement, au ras du bitume, emporté par la foule.

D’autre part, j’avais l’impression que cette éruption de la rue n’était plus possible dans nos cortèges et manifestations, gangrenés par des stratégies d’appareil et par l’épuise ment de la gauche (et de ses marges). C’est alors qu’a déboulé le mouvement des Gilets jaunes, qui présentait beaucoup de similitudes avec ce que j’avais vécu en Arménie : des gens nouveaux dans les manifs, absence de code, créativité omniprésente, etc. Voyant ces foules inventer des chansons et déployer un imaginaire, je retrouvais les rues d’Erevan débordant de joie et de danses. Mais il y avait une différence fondamentale : si le mouvement était populaire, seule une infime partie de la population participait au soulèvement. C’est sans doute ce qui a entraîné finalement la défaite des Gilets jaunes malgré une incroyable ténacité. »

« En Arménie, tout n’est pas rose malgré la victoire du printemps 2018. Depuis cette révolte triomphante, il y a eu le succès écrasant de Pachinian aux élections anticipées de novembre 2018, et pas mal de désillusions. S’il s’est engagé contre la corruption, les conditions sociales n’ont pas vraiment changé, dans un pays où retraites et sécurité sociale sont quasi inexistantes. Au point que l’on peut se poser la question : était-ce vraiment une révolution ? Cela dit, la fierté et la joie n’ont pas disparu, il reste une forme d’espoir, d’enthousiasme. Comme si le pays ne pouvait se résoudre à oublier ces jours de joie, alors même qu’il est entré aujourd’hui dans une période très sombre, après l’agression de l’Azerbaïdjan et de la Turquie. »

Propos recueillis par Émilien Bernard

1 Publié en 2020 aux éditions CMDE, depuis rebaptisées Ici-bas.

2 Le Parti républicain d’Arménie (HHK).

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