Dossier : Conspirationnisme

Égypte : Complot partout, révolution confisquée

Comme dans la plupart des dictatures, la théorie du complot est un outil politique dont on use et abuse depuis des décennies en Égypte, et plus encore depuis le soulèvement de janvier 2011. Au point que l’explication complotiste des faits est devenue un réflexe pour le pouvoir militaire, comme pour ses opposants.

Presque chaque jour, Hossam prend un minibus1 pour relier Imbaba, le quartier en périphérie du Caire où il habite, au centre-ville de la capitale égyptienne où il travaille. Et presque chaque jour, depuis un peu plus d’un an, il entend la même histoire. « On a appelé ça “révolution”, mais en fait c’est une création des Américains. Ils ont endoctriné nos jeunes et ont provoqué tout ce chaos pour affaiblir les pays arabes », assénait ainsi une quinquagénaire il y a deux semaines. «  Je n’ai même pas réagi », raconte Hossam, dont on perçoit le découragement malgré un profil Skype tout sourires. « Les premiers mois après le coup d’état de l’armée [le 3 juillet 2013, ndlr], je m’insurgeais dès que j’entendais ce genre de bêtises, mais c’est devenu tellement courant que je ne réponds plus. » Pour ce journaliste de 27 ans, qui était parmi les dizaines de milliers d’égyptiens à manifester pour la première fois le 25 janvier 2011, la pilule a du mal à passer. Mais il n’a plus la force de contester cette version des faits, largement relayée par les médias, presque tous acquis à la cause des militaires, et de risquer d’être traité d’« agent des Américains » ou pire, d’allié des « terroristes », le mot qui tend à désigner tous les islamistes du pays.

Par Bertoyas.

Ce scénario d’une révolution venue de l’extérieur, le régime militaire l’a progressivement imposé, en lieu et place de la réalité. Comme pour beaucoup de pouvoirs autoritaires dans le monde, le complot lui permet de désigner l’étranger comme responsable des crises, et de se dédouaner ainsi de ses propres échecs. Le fauteur de troubles peut alors tour à tour être américain, israélien, iranien, palestinien ou français, sans que personne n’y voie la moindre incohérence. « La logique sécuritaire, celle qui prévaut au sein de la police, de l’armée et des renseignements égyptiens, est intrinsèquement complotiste. Elle refuse l’idée de spontanéité et raisonne comme on instruit une affaire pénale  : il y a toujours des responsables, des personnes à accuser, des personnes qui ont prémédité », analyse Youssef El Chazli, doctorant en sciences politiques à l’université de Lausanne et spécialiste de l’Égypte. Les acteurs du pouvoir égyptien étant incapables de concevoir la possibilité d’une révolte populaire spontanée, ils mobilisent les théories du complot avec d’autant plus de vigueur depuis 2011  : on désigne un fait accepté par beaucoup d’égyptiens – la malveillance occidentale à l’égard de leur pays – comme la cause d’événements inédits, violents, et, pour beaucoup, effrayants. Tout en discréditant ceux qui prennent part aux manifestations, le régime rassure la population. Et fait ainsi d’une pierre deux coups.

« Mohamed Morsi est un agent du Hezbollah », « L’état islamique est financé par les Américains », « Les Occidentaux veulent s’accaparer le Sinaï »… Les complots se succèdent et se ressemblent souvent. Et si beaucoup d’égyptiens y croient, c’est parce qu’ils en sont abreuvés quotidiennement, et parce qu’on leur a appris à penser de cette manière, l’esprit critique n’ayant pas le droit de cité dans les écoles du pays. Mais aussi parce que ces théories sont d’autant plus convaincantes que les complots – réels cette fois – sont bel et bien présents dans l’histoire de l’égypte. « Le complot sous forme de prise violente du pouvoir, de manipulations ou de tentatives de déstabilisation fait partie de la grammaire politique de l’Égypte, comme de l’ensemble du monde arabe », souligne Pierre France, doctorant associé à l’Institut français du Proche-Orient. Et les mécanismes complotistes ne se limitent pas au jeu politique national  : la colonisation européenne, puis les manœuvres américaines dans la région pour soutenir ou renverser ses dirigeants offrent pléthore d’exemples pour accréditer ces thèses.

Autre atout majeur pour la théorie du complot  : comme ailleurs, elle part de faits réels pour bâtir un scénario fantasmé. Des jeunes activistes égyptiens, dont les leaders du mouvement du 6-Avril, l’un des fers de lance du soulèvement de janvier 2011, ont effectivement eu des contacts avec des organisations américaines de promotion de la démocratie2. Mais cela n’explique pas leur succès  : les égyptiens auraient pu simplement ne pas répondre à leur appel à manifester, et Hosni Moubarak n’aurait pas été renversé.

Le recours systématique au complot n’est cependant pas l’apanage du pouvoir en Égypte. A l’été 2013, après le coup d’état de l’armée contre Mohamed Morsi, les Frères musulmans ont clamé qu’un complot ourdi par les Américains, l’ancien régime et les coptes était la cause de leur chute. « La plupart des groupes qui ont subi la répression pendant longtemps, comme les Frères musulmans, modèlent leur vision sur celle de leurs oppresseurs », note Youssef El Chazli. Les millions d’Egyptiens qui ont manifesté contre Morsi le 30 juin 2013 apparaissent alors comme un détail.

En Égypte, la théorie du complot est ainsi devenue un réflexe tant du côté du pouvoir que de ses opposants . Et comme le complotisme n’est en rien tabou dans le monde arabe, qu’il est alimenté autant par l’homme de la rue que par des universitaires, il semble avoir encore de beaux jours devant lui.

La suite du complot :

Test-Quiz : « Quel conspirationniste êtes-vous ? »

« On nous cache tout ! »

Résurrection

Théâtre : Le complot jusqu’à l’abîme


1 Moyen de transport privé qui pallie des transports publics défaillants au Caire.

2 Des membres du mouvement du 6-Avril ont suivi en 2009 une formation d’Otpor, une organisation serbe pour la lutte non violente, en partie financée par des organismes de promotion de la démocratie, tels Freedom House, l’OSCE et le PNUD. Depuis dix ans, des activistes égyptiens sont régulièrement invités aux états-Unis pour participer à des formations « pro-démocratie », sur des fonds privés ou gouvernementaux.

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