Économie : Marx in the City

Au lendemain du crash financier de 2008, des voix dissonantes ont surgi de là où on ne les attendait pas vraiment  : des étudiants en économie qui conseilleront les élites de demain. Intoxication au thé vert ? Overdose de pudding ? Que nenni ! A l’université de Manchester, le collectif Post-crash economics society a simplement fait le constat des limites du modèle néolibéral et réclame des cours d’économie dite hétérodoxe. Pour autant, les vieux gatekeepers (gardiens du temple en correct french) conservateurs du monde académique ne seront pas faciles à déverrouiller.

Par Lasserpe.

En Angleterre, il suffit d’observer la rue au travers de sa fenêtre embuée pour contempler le rêve néolibéral devenu réalité. Observez par exemple la banlieue décrépite de Manchester, enveloppée dans son voile grisâtre de pauvreté. Prenez un bus au hasard, réjouissez-vous du choix qui vous est offert entre quatre compagnies privées, puis rendez-vous dans le rutilant quartier des affaires du centre-ville, tout aussi gris mais taillé dans le marbre et les costumes trois-pièces. Ici, alors qu’une majorité croissante de la population s’enfonce toujours plus loin dans la précarité, le « top-1 000 » des Britanniques les plus riches a vu sa fortune doubler au cours des cinq dernières années. S’ils n’étaient pas morts il y a plusieurs siècles, les économistes néoclassiques se seraient félicités du triomphe de leurs idées  : l’homo sapiens mué en homo œconomicus jouit de sa liberté à comparer des prix, manage sa vie comme une petite entreprise – la fièvre auto-entreprenariale s’est emparée de près de 800 000 britanniques supplémentaires depuis 2008 – et s’épanouit au supermarché. Et tant pis si les inégalités sociales déchirent le pays en deux.

Si l’ombre jetée sur les néolibéraux au lendemain du crash financier de 2008 n’a fait qu’un temps, elle n’en a pas moins réveillé de leur torpeur un certain nombre d’individus, dont une fraction étudie aujourd’hui pour travailler à la City de Londres et conseiller les politiciens de demain. A priori, ces gars et ces filles-là devraient avoir autant de sympathie pour Marx que la rédaction de CQFD pour Emmanuel Macron. Et pourtant. Le collectif Post-crash economics society de l’université de Manchester, formé en 2012 et rassemblant une quinzaine d’étudiants en économie, s’est lancé dans une bataille académique pour réclamer une alternative à la soupe libérale de leurs professeurs. « On s’est aperçu que quelque chose manquait. Par exemple, nos professeurs étaient incapables d’expliquer le crash ou évitaient de répondre quand on les questionnait là-dessus », tance Ben Glover, président du collectif. « Ça n’aurait pas pu être plus étroit, ajoute Maeve Cohen. On ne nous a pas fait un seul cours sur Keynes, ni sur l’histoire des courants de pensées, ni sur la critique des théories économiques. L’excuse avancée par les professeurs, c’est que les autres écoles de pensée étaient obsolètes, inutiles pour comprendre le présent. » Et qu’importe si celles des libéraux sont excavées du XVIIIe siècle.

« Ce qui manque, c’est une pluralité dans les théories, une approche multidisciplinaire et une réflexivité politique », explique Maeve. Du coup, les membres de la PCES ont commencé par réclamer un nouveau module d’enseignement consacré aux théories économiques hétérodoxes puis, face au refus des responsables, ont organisé des conférences eux-mêmes en invitant les économistes qui les intéressaient. « Parmi les étudiants, il y a un vrai désir de changement, mais on rencontre beaucoup de résistance. C’est difficile de faire bouger une université, encore plus de secouer le monde académique, ajoute Maeve. D’autant que les professeurs sont recrutés en fonction de leurs publications dans des grosses revues académiques qui sont en majorité libérales.  » De fait, le monothéisme des élites participe d’une pesante atrophie du monde académique, où les profils dissonants se heurtent simplement au discrédit de leurs pairs qui ne suivent pas la ligne. Dans un reportage de la BBC diffusé début décembre, un économiste légèrement hétérodoxe de la prestigieuse université de Cambridge, Ha-Joon Chang, confiait au journaliste  : « Vos collègues disent à vos élèves que vous êtes un excentrique. Ils ferment vos cours, ce qui m’est arrivé au prétexte que je ne publie pas d’articles dans des revues académiques de référence. Et quand des gens comme moi vendent des livres à plus d’un million d’exemplaires, ils répondent qu’on ne peut pas se fier aux masses ignorantes. » Le même Ha-Joon Chang affirmait dans son livre Deux ou trois choses que l’on ne vous dit jamais sur le capitalisme (Le Seuil, 2012)  : « 95 % de la science économique est du bon sens que l’on a compliqué  ! » De quoi en effet ruiner bien des vocations de charlatans de la main invisible du marché !

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