Entretien avec Charles Jacquier

Du Front populaire à la Nupes, la trahison au fond des urnes ?

Postier retraité, historien du dimanche et camarade de CQFD, Charles Jacquier a réédité et préfacé la somme de l’auteur révolutionnaire Daniel Guérin Front populaire, révolution manquée1. Alors que les législatives de juin remettent l’idée de Front pop’ à l’ordre du jour, on évoque avec lui l’année 1936 qui a vu une coalition des gauches accéder au pouvoir. Des fourberies des sociaux-traîtres et des crapules staliniennes, il tire une leçon : le mouvement social ne respire librement qu’à l’écart des partis et des gouvernements.
Dessin de Mortimer

La victoire du Front populaire aux législatives de mai 1936 est immédiatement suivie d’un immense mouvement de grève avec occupation des usines. Comment l’expliquer ?

« Je me réfère souvent à l’article de Simone Weil “La Vie et la grève des ouvrières métallos”2, qui raconte à la fois son expérience en usine et le climat des occupations de mai-juin 1936. Elle y dit : “Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour.” Une forme de renaissance ouvrière. Ces grèves ne sont pas téléguidées par les communistes ou les gauchistes, elles sont le fait d’un embrasement spontané, qui prend de court les partis.

« L’étincelle tient aussi au fait qu’avec la victoire du Front populaire, les ouvriers se disent : “Enfin, on a un gouvernement qui va nous être favorable. »

Ce mouvement s’inscrit dans un long processus. Il y a d’abord le souvenir de la saignée de 14-18 qui s’éloigne, rendant à nouveau possible la lutte. C’est aussi la sortie d’un long tunnel d’échec des mobilisations, après les grèves de mai 19203, fortement réprimées. Dans le même temps, en mars 1936, la réunification de la CGT (proche de la SFIO, le parti socialiste) et de la CGTU (révolutionnaire puis pro-soviétique) met un terme à la scission syndicale de 1921, qui avait longtemps fait obstacle à tout mouvement d’ampleur.

L’étincelle tient aussi au fait qu’avec la victoire du Front populaire, les ouvriers se disent : “Enfin, on a un gouvernement qui va nous être favorable.” Ce qui n’est pas faux : les occupations de mai-juin ne sont pas réprimées. D’où l’enthousiasme dans les usines. Et la panique du patronat. Car les revendications dépassent de loin le programme du Front populaire. Les occupations représentent une entorse majeure au pouvoir des possédants. Lesquels se tournent vers le président du Conseil Léon Blum pour qu’il y mette un terme. En échange, le patronat sous pression signe les accords de Matignon, entérinant des revendications (réduction du temps de travail, congés payés, hausse des salaires, etc.) impensables encore quelques jours auparavant. »

Quel rôle jouent les syndicats dans cette séquence ?

« Dans son livre Esprit du syndicalisme (1951), le syndicaliste Michel Collinet montre comment les effectifs de la CGT explosent littéralement en 1936. À l’usine Renault de Billancourt, on passe de 20 syndiqués à 20 000, dont 6 000 adhèrent au parti communiste. Ces nouveaux adhérents, qui représentent l’immense majorité des effectifs de la CGT réunifiée, voient avant tout le syndicat comme leur représentant auprès du gouvernement du Front populaire. C’est pourquoi le député communiste Paul Vaillant-Couturier dit que son parti, qui n’a pas de poste au gouvernement, tient le “ministère des masses”. Parmi ces nouveaux syndiqués, les communistes mènent le jeu même si des bagarres acharnées éclatent peu après pour le contrôle de certaines structures syndicales.

« Le Front populaire vire de bord et envoie la police réprimer les conflits sociaux dès le mois de septembre. Ce sont les lendemains qui déchantent »

Les communistes exercent la même mainmise sur la suite des mouvements sociaux, qui voient les acquis de 36 remis en cause. En effet, le patronat ne tarde pas à désavouer ses représentants signataires des accords de Matignon, tandis que le Front populaire vire de bord et envoie la police réprimer les conflits sociaux dès le mois de septembre. Ce sont les lendemains qui déchantent, jusqu’à l’échec de la grève générale du 30 novembre 1938 contre les mesures antisociales du gouvernement Daladier, qui a remplacé celui du Front populaire. Quelques mois plus tôt, le syndicaliste libertaire Louis Mercier-Vega, dit Charles Ridel, montrait déjà que les grèves de la métallurgie parisienne du printemps 1938 avaient été phagocytées par les directions syndicales et le parti communiste, qui pilotaient les mouvements sociaux en fonction de considérations nationales et internationales4. »

Quelle influence exerce justement le contexte international, en particulier l’URSS, dans la victoire du Front populaire ?

« Comme le montre Guérin dans Front populaire, révolution manquée5. Mais Staline se rend compte qu’il ne parviendra pas à s’entendre avec le dirigeant nazi dans l’immédiat et change son fusil d’épaule. À partir de l’été 1934, il promeut les fronts populaires, l’unité d’action de la gauche, les alliances antifascistes, en s’élargissant le plus possible à droite. Il faut bien voir qu’à l’époque, les communistes s’opposent au programme de gauche, car ils espèrent avant tout s’entendre avec les radicaux-socialistes – plutôt centristes, mais très puissants. Sauf qu’en mai 1936, en France, ce sont les socialistes qui recueillent le plus de voix et forment le gouvernement. L’orientation droitière des communistes se fait ensuite sentir pendant les grèves. En juin, le parti appelle à cesser le mouvement par la voix de son secrétaire général Maurice Thorez qui déclare : “Il faut savoir terminer une grève. »

36 est-il vraiment, pour reprendre le titre du livre de Daniel Guérin, « une révolution manquée » ?

« Comme les trotskystes, Guérin estime que, sans le barrage des sociaux-démocrates et des staliniens, la révolution aurait pu triompher. D’autres sont plus circonspects. Simone Weil, pour sa part, se veut pragmatique : pour elle, il faut former les syndiqués, saisir l’occasion de redonner des couleurs au mouvement ouvrier, afin que les syndicats ne soient pas seulement les courroies de transmission des partis politiques et que les ouvriers s’organisent concrètement pour prendre le contrôle des usines.

Guérin fait partie de la Gauche révolutionnaire, la tendance la plus à gauche de la SFIO, à laquelle son livre donne une grande importance. Mais elle ne représente que quelques milliers de militants, aux prises avec des logiques nationales et internationales qui les dépassent. En réalité, les militants d’usine sont surtout au parti communiste. Certes, dans son récit il y a une effervescence, parce que Guérin joue un rôle important dans le comité CGT, qu’il appelle le “soviet”, des Lilas, en banlieue parisienne, ou qu’il est appelé à négocier dans les usines en grève. Son courant n’en demeure pas moins très minoritaire. Surtout hors de la région parisienne. Dans la SFIO des Bouches-du-Rhône, par exemple, la Gauche révolutionnaire est absolument marginale.

Pour cette génération, 36 marque surtout le début de la longue hégémonie du parti communiste sur la classe ouvrière, le syndicalisme et la gauche en général. Les jeunes cadres communistes qui émergent en mai-juin 36 seront ensuite actifs jusqu’aux années 1970. »

Aujourd’hui, la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes) qui s’est formée à l’occasion des législatives à venir tend à se présenter comme un nouveau Front populaire. Quel regard portes-tu sur cette tentative ?

« La Nupes est un mauvais attelage électoraliste, sans principes, sans vertèbres. Il y a peut-être des gens qui vont se raccrocher à ça. Mais ceux qui sont vraiment de gauche vont vite en revenir. Plus que jamais, l’enjeu principal se situe sur le terrain des luttes sociales et environnementales et de leur autonomie par rapport aux logiques politiciennes. »

Propos recueillis par Émilien Bernard

1 Première édition en 1963 ; réédition revue et augmentée chez Agone en 2013. Daniel Guérin (1904-1988), auteur de nombreux essais historiques et théoriques d’orientation marxiste libertaire, était aussi un militant anticolonial et un promoteur de l’émancipation homosexuelle.

2  Repris dans Grèves et joie pure, Libertalia, 2016. Simone Weil (1909-1943), philosophe mystique, combattante de la guerre d’Espagne, résistante et militante d’extrême gauche, est entre autres l’auteure de La Condition ouvrière (1951).

3 Nées dans les chemins de fer, les grèves de 1920 aboutissent à des avancées sociales mais aussi au licenciement de 18 000 employés, soit 5 % des cheminots et 10 % des grévistes.

4 Lire à ce sujet « Quand les grévistes ne dirigent pas leurs grèves », sur le site revolutionproletarienne.wordpress.com.

5 Première édition en 1963 ; réédition revue et augmentée chez Agone en 2013. Daniel Guérin (1904-1988), auteur de nombreux essais historiques et théoriques d’orientation marxiste libertaire, était aussi un militant anticolonial et un promoteur de l’émancipation homosexuelle., cette dimension a fortement pesé. Au début des années 1930, l’Internationale communiste, sous contrôle soviétique, impose en effet la politique “classe contre classe”, qui refuse toute collaboration avec les réformistes. La division de la gauche contribue ainsi à amener Hitler au pouvoir[[Lire Juan Rustico, 1933 : la tragédie du prolétariat allemand, Spartacus, 1981.

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CQFD n°210 (juin 2022)

Dans ce numéro de juin criant son besoin « d’air », un dossier sur la machine répressive hexagonale et les élans militants permettant de ne pas s’y noyer et d’envisager d’autres horizons. Mais aussi : un long reportage à Laâyoune, Sahara Occidental, où les candidats à la traversée pour les Canaries sont traqués par les flics marocains, une visite dans la Zone À Patates (ZAP) de Pertuis, un dialogue sur les blessures de la guerre d’Algérie, de la boxe autonome, une guérilla maoïste indienne, des Trous orgasmiques…

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