Mai 68

Des poulets pour les grévistes

Témoignage d’un natif de Saint-Nazaire, Donato, qui a fait son initiation politique, entre autres, au tournant des années 1960 et 1970, dans un climat enthousiasmant de convergence des luttes. À méditer...
La Une du n°165 de CQFD, illustrée par Cécile Kiefer

Par quelle porte dérobée es-tu entré dans les événements de Mai 68 ?

« En 1967, j’ai 16 ans et demi et je me fais virer du lycée à Saint-Nazaire [Loire-Atlantique]. Des forces obscures décident de m’expédier à la campagne dans un internat à poigne, à Savenay. Mal leur en prend. Quand ça démarre, je me retrouve en position idéale : à mi-chemin entre Saint-Nazaire et Nantes, entre les mouvements ouvrier, paysan et étudiant. Côté nazairien, on est déjà accoutumés aux grèves et manifestations violentes depuis au moins 1955. La ville vit au rythme des chantiers navals et des revendications des prolos qui y travaillent, soit la majorité de la population active de la ville. Dans ce contexte d’agitation régulière, Mai 68 n’a pas été un moment si particulier que cela. En 1964 déjà, une copine en quatrième, avant de rentrer en classe, nous glissait : “Mon père s’est fait arracher une main en relançant une grenade contre les flics.” Début 1968, à la fin d’une nouvelle manif bloquée par des rangées de CRS, j’ai vu les ouvriers d’une fabrique de parpaings édifier une véritable forteresse depuis laquelle ils canardaient les flics.

Le vrai bouleversement, à mes yeux, c’est le refus généralisé de l’autorité qui s’exprime en 1968. L’autorité des politiciens, bien sûr, De Gaulle en tête, mais aussi celle des curés et de tous les bien-pensants en général. Dans une région très catholique, la découverte de la sexualité, les discussions autour de la contraception et les mobilisations en faveur de la légalisation de l’IVG ont été d’autant plus libératrices. L’autorité des patrons comme des leaders syndicaux, enfin. En plein cœur du mouvement qui paralyse l’économie française, les ouvriers nazairiens font également grève, mais ils occupent peu les usines malgré les consignes de la CGT ou de FO. Ils vont se promener en famille, à la plage ou à la pêche avec les copains, et surtout ce sont des débats sans fin. Je vois naître l’idée encore assez floue et dénuée de références politiques d’une vie sans l’obligation de travailler. Après la chape de plomb du gaullisme se créent chaque jour des possibilités nouvelles. Notre soif de curiosité paraît insatiable : nouvelles lectures, nouvelles musiques, nouveaux types de rencontres. une nouvelle réalité semble émerger. Dans les années suivantes, on a eu l’impression que ce climat d’insubordination durerait tout le temps… »

Et à Nantes, c’était très chaud !

« C’est vrai ! Lola Miesseroff le raconte fort bien dans son bouquin 1. Le 13 mai, 20 000 personnes, étudiants, prolos, paysans, tous confondus, attaquent la préfecture. Et le préfet, Jean-Émile Vié, ancien directeur des RG, demande à Paris l’autorisation de faire tirer sur la foule. Le 14 mai, les ouvriers de Sud-Aviation, grande usine aéronautique située en périphérie de Nantes, lancent, parmi d’autres, le mouvement de grève générale et séquestrent leur patron pendant deux semaines. Autour des ateliers, 150 étudiants se mettent en position pour empêcher l’intervention des flics.

C’est ce que je retiendrai de ces moments-là. Il y a eu peu de séparation entre ceux qui s’impliquaient dans la lutte. Les ouvriers avaient conservé des liens étroits avec les paysans de la Brière, parce que beaucoup venaient eux-mêmes de là et possédaient encore de petites terres familiales. Rien d’étonnant, donc, à voir débouler lors des manifs les tracteurs et Bernard Lambert, fondateur du mouvement des Paysans-travailleurs (à l’origine de la Confédération paysanne). Les distributions de poulets et de légumes aux grévistes s’inscrivaient dans cette même logique, et ce depuis des années. Quant à ceux qui bastonnaient sévère autour de l’université de Nantes, ils étaient pour beaucoup les fils et les filles des ouvriers de Saint-Nazaire ou de Nantes. Du moins, celles et ceux qui avaient décroché leur bac. En réalité, tout le monde se côtoyait déjà. C’est ce qui a donné au mélange son caractère explosif. Au-delà de l’activisme des organisations politiques, maoïstes ou trotskystes, comme syndicales, Unef ou Comité d’action lycéen. Il n’a pas été nécessaire de faire converger des luttes, puisque celles-ci ont été menées par des gens partageant une culture ouvrière déjà très combative. »

Propos recueillis par Iffik Le Guen

1 Voyage en outre-gauche, Libertalia, 2018.

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